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efforts, il obtint gain de cause, et, si Jean-Jacques ne lui en sut point gré, du moins eut-il pour récompense la chaleureuse approbation de Mlle de Lespinasse : « J’ai vu, lui écrit-elle[1], la lettre pleine d’humanité que vous avez écrite à M. Turgot en faveur du malheureux Rousseau. Je vous y ai bien reconnu, et ce nouveau trait de bonté, bien digne de vous, met le comble à tous les autres. Il me paraît bien décidé que Rousseau est absolument fou, et d’après cela vous ne devez plus être étonné des procédés qu’il a eus envers vous. » L’épilogue de l’histoire rachète les misères du début, et il me plaît de clore par ce trait généreux le récit d’une liaison qui, d’un simple commerce de familiarité mondaine, devait s’élever progressivement jusqu’à la plus noble amitié.


III

Entre le sage, vertueux, flegmatique Écossais dont je viens de parier, et le léger Napolitain, bruyant, bavard, gesticulant, qu’était Caraccioli[2], le contraste est frappant ; aussi, bien qu’ils fussent tous les deux, presque à égal degré, de l’intimité de Julie, est-il facile de discerner dans l’amitié qu’elle accorde à chacun des nuances qui correspondent à cette variété de natures. Le second amuse son esprit bien plus qu’il ne remplit son cœur. Elle marque elle-même cette distinction par les termes dont elle exprime le regret que lui cause le départ de Caraccioli, quand celui-ci, longtemps ambassadeur du royaume de Naples à Paris, est à la veille de quitter les bords de la Seine pour se rendre à son nouveau poste de vice-roi de Sicile, une belle place, disait-il, mais qui ne vaut pas la place Vendôme : « L’ambassadeur s’en va cette semaine[3] ; je crois qu’il me manquera beaucoup, mais il me fera sentir très distinctement la différence infinie qu’il y a entre le plaisir qui dissipe et celui qui touche ou intéresse. Ce ne sera qu’une privation négative. » Il n’en est pas moins vrai, malgré la froideur de ces lignes, que c’était une curieuse et, somme toute, sympathique figure que celle de ce diplomate sicilien, massif de corps et d’esprit fin, érudit et bouffon, mêlant

  1. 8 juin 1767. — Letters of eminent persons, etc.
  2. Dominique, marquis de Caraccioli (1715-1789), ambassadeur de Naples à Paris de 1770 à 1774.
  3. Lettre du 14 avril 1774, à Condorcet. — Lettres inédites, publiées par M. Ch. Henry.