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compétence stratégique chez les chefs et un dévouement à toute épreuve chez les hommes. La consommation en yaks — ces indispensables bêtes de somme, les seules acclimatées à ces hauteurs et que la nature a pourvues d’une fourrure épaisse et d’une force de résistance incroyable — a été effroyable, et force a été d’en chercher partout ; au Sikkim, dans le Népal, au Boutan, pour réparer des vides que les troupeaux du voisinage ne pouvaient plus combler.

Le plan de campagne n’en a pas moins été exécuté dans toutes ses parties. Le défilé de Julep, qui mène du Sikkim anglais dans la vallée du Chumbi, a été franchi le 13 décembre 1903, la vallée du Chumbi occupée, et l’hiver passé dans ces solitudes glacées, à la base du piédestal qui supporte les géans de l’Himalaya, à une altitude supérieure à celle du sommet du Mont-Blanc, les troupes anglaises escaladèrent au printemps les cols de ces hauteurs, descendirent sur le plateau thibétain et atteignirent, le 10 avril, Gyantsé en empruntant pour leur passage le territoire du Grand-Lama de Taschi-lumbo. Ce dernier, comme si un accord le liait au gouvernement anglo-indien, n’offrit aucune résistance et ce furent les seuls contingens appartenant au territoire du dalaï-lama et placés sous les ordres des dapons ou généraux de Lhassa qui s’opposèrent à l’invasion et combattirent les Anglais à Gourou et à Gyantsé avec un héroïsme farouche qu’on n’attendrait guère d’hommes considérés jusqu’alors volontiers comme des êtres doux et pusillanimes auxquels la pratique d’une dévotion exagérée aurait enlevé tout ressort et toute énergie. Le 3 août, les Anglais entrèrent à Lhassa ; le dalaï-lama avait fui et gagné les routes de Mongolie, laissant Lhassa et son gouvernement dans l’anarchie ; le major Kozloff et le bouriate Djorgieff avaient également quitté la ville.

Et tandis que le grand prêtre en qui revit la personnalité divine d’Avalokitçavara courait les grandes routes, songeant à soustraire sa face auguste aux regards des sacrilèges envahisseurs, l’ambassadeur du Népal qui accompagnait l’armée anglaise comme représentant d’un État bouddhiste allié et ami à la fois des Anglais et des Thibétains, et devant jouer le rôle de suprême conciliateur, assemblait les régens, les ministres et les supérieurs des grands couvens des environs de Lhassa et organisait avec eux un gouvernement provisoire devant exercer un pouvoir