Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/665

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ordinaire d’un pays. Tandis que les armées s’entr’égorgeaient, les travaux des champs se poursuivaient, au milieu d’une égale indifférence pour le vainqueur ou le vaincu. Au moment où s’ouvre notre tragédie, les moissons s’achevaient dans la région sétifienne et sous les murailles mêmes de Cirta.

Avec leurs brassards et leurs tabliers de cuir, leurs faucilles recourbées en forme de sistre isiaque, les montagnards de la Kabylie étaient descendus de leurs cabanes, pour couper le blé dans la plaine.

Partout, des poussières flottaient au-dessus des aires en plein vent, où les mulets et les chevaux écrasaient les épis sous leurs sabots. Les femmes, agenouillées devant les tas de froment, y plongeaient leurs bras jusqu’aux coudes, en remplissant les cribles. On se pressait de mettre la récolte en sûreté. Des rumeurs alarmantes circulaient dans tout le pays. Chaque jour, des fugitifs en haillons, les pieds saignans à travers les chaussures trouées, propageaient la terreur autour de la ville : « Les Romains arrivaient ! Ils allaient tout dévaster sur leur passage !… « Les propriétaires des champs stimulaient le zèle de leurs moissonneurs. L’échine brisée, ceux-ci défaillaient sous le soleil de la méridienne. Alors, suivant une coutume antique, le maître faisait venir sa fille, revêtue d’étoffes précieuses et parée de tous ses bijoux. L’adolescente, agitant des crotales et chantant une complainte rustique, se mettait à danser devant les hommes las. Elle dansait en reculant sans cesse, tandis que les moissonneurs exaltés par le rythme, ranimés par la voix fraîche et puérile, abattaient les blés avec une ardeur nouvelle. D’un mouvement farouche, ils s’avançaient à travers les tiges, comme s’ils poursuivaient la petite vierge qui fuyait toujours dans le tourbillon de ses voiles…

Le soir, tous ces misérables refluaient vers Cirta, où ils étaient sûrs de trouver un abri dans les tavernes et dans les bouges. Le vin coulait. Les courtisanes aux joues bleuâtres frappaient à coups redoublés sur leurs tambourins, la stridente mélodie des flûtes exaspérait les désirs qui avaient couvé tout le jour dans les veines des mercenaires. Ils se ruaient à l’amour et à l’ivresse. Des rixes naissaient. Les lames triangulaires sortaient des gaines de cuir rouge accrochées aux ceintures ; et c’était déjà, par toute la ville, le branle-bas d’un assaut dans les hurlemens d’un carnage.