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entendu opérer, en quelques mois, une entreprise d’assimilation, à laquelle des siècles n’eussent point suffi. L’orgueil français s’était heurté, là plus qu’ailleurs, à un orgueil peut-être plus fort et que les Français méconnaissaient, l’orgueil romain.

Enfin ils avaient voulu imposer à ce peuple, qu’ils croyaient à tort asservi, cette « liberté française » dont l’historien de l’Europe et la Révolution française nous a depuis longtemps défini la vanité et l’ambition. La réunion de Rome à la France avait été l’annexion peut-être la moins justifiable, même au point de vue politique, de celles qu’a opérées l’Empereur. Elle ne s’explique que par le désir constant et ardent qu’avait eu ce souverain latin de régner à Rome. Le peuple romain s’estimait libre : il l’était, de fait, sous un pouvoir théoriquement absolu, et en réalité très doux. Il n’avait rien compris à une liberté arrogante qui se traduisait par la conscription, des impôts assez lourds et l’emploi exagéré de la gendarmerie. En dernière analyse, ces « descendans de César » ne s’étaient point prêtés à devenir les sujets de Napoléon : ils restaient, par leurs aspirations et toute leur nature, les sujets du bon pape Pie VII, du moine Chiaramonti. C’était une infamie aux yeux des Français, mais c’était une réalité devant laquelle il eût fallu dès l’abord s’incliner.

Napoléon ne s’inclina point, parce qu’étant amoureux, il était aveugle. Son constant amour pour Rome lui fit connaître les attentes impatientes, les courtes ivresses, les déceptions amères, les colères impuissantes que l’amour réserve à ses victimes. Mais voir Rome à un autre lui eût causé une peine insupportable. Il avait cru la posséder, et, quoiqu’elle se refusât, il s’était juré de l’avoir, croyant qu’elle se marchandait.

Comme il aimait Rome en amant jaloux et irritable, il l’aima mal et lui fit du mal. Il lui fit d’autre part beaucoup de bien, car, l’aimant on jaloux, il l’aima aussi en prodigue, et, pour sa Rome, lui qui comptait ne compta point.

Aussi bien si, nous élevant au-dessus des misères de ce règne, nous ne considérons que l’éclat inouï qu’il a jeté, ne peut-on admettre que ce fut un honneur pour Rome, qu’ayant été la ville des Césars et des Papes, elle ait été, un instant, par un destin d’inlassable gloire, la ville de Napoléon. Il n’en va pas moins qu’en dépit des efforts de Martial Daru, l’horloge du Quirinal ne sonna jamais à la française.


Louis MADELIN.