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n’avait pu modérer la ferveur de ses sentimens[1] ; j’en trouve une preuve assez curieuse dans une de ses lettres à Hume, la première qu’elle lui écrivit après qu’il eut quitté la France. Le Dauphin[2] venait de mourir, au milieu des regrets qu’on accorde libéralement à tout prince qui n’a point régné. L’Encyclopédie notamment, sans que l’on comprenne bien pourquoi, pleurait cette fin précoce comme la ruine de ses espérances. Imbue de la même illusion, Julie conçut la pensée singulière de faire composer par Rousseau le panégyrique du défunt, voyant là, pour le proscrit, un moyen de fléchir Louis XV et de rentrer en grâce. « Je voudrais, explique-t-elle à Hume[3], que M. le Dauphin fût loué comme il le mérite, et je ne connais, sans exception, personne en France qui en soit capable. M. Rousseau seul saurait mettre dans cet éloge la chaleur et l’intérêt qui peuvent le rendre agréable aux âmes sensibles, et dont nos orateurs, nos poètes et nos philosophes ne se doutent pas. M. Rousseau a d’ailleurs quelques raisons, qu’il ignore peut-être, pour chérir la mémoire de M. le Dauphin, car il est constant que ce prince, peu de jours avant de mourir, a témoigné s’intéresser beaucoup à M. Rousseau et désapprouver entièrement les persécutions qu’on lui fait souffrir. » Afin de hâter la besogne, elle pousse la précaution jusqu’à joindre à sa lettre une espèce de canevas, qu’elle a composé de sa main avec l’aide de d’Alembert, et qui pourra « servir de matière à Rousseau pour les belles choses qu’il saura dire. » Elle insiste donc près de Hume pour qu’il « échauffe » sur ce sujet la tête de son ami : « J’imagine, conclut-elle, que cet éloge serait un moyen de faciliter le retour de M. Rousseau en France, et de le rendre à ses amis et à une nation qui le regrette. »

L’idée d’écrire l’éloge du prince le plus dévot du siècle n’agréa point, comme il était trop facile de le prévoir, à l’auteur du Contrat social, et le projet mourut dès sa naissance. Ce refus néanmoins n’influa pas sur les relations du trio, et les bons procédés continuèrent comme par le passé. Au mois de mai suivant, Julie reçoit encore de Londres une image gravée de Rousseau,

  1. Lettre de d’Alembert à Hume du 4 août 1766. Letters of eminent persons, etc., passim.
  2. Louis de France, fils de Louis XV, né le 4 septembre 1729, mort le 20 décembre 1765.
  3. Lettre du 23 février 1766. Letters of eminent persons, etc.