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permis d’en rappeler l’origine et d’indiquer le rôle, — jusqu’à ce jour presque ignoré, — qu’y joua notre héroïne.


II

L’époque où nous sommes arrivés était celle où Rousseau traversait la crise la plus grave de son existence agitée. Frappé durement par le Parlement de Paris, et décrété de prise de corps pour ses derniers ouvrages, l’Émile et le Contrat social, condamné de même, peu après, par le Conseil de Genève, qui avait fait brûler ses livres par la main du bourreau, il errait sous des noms et sous des déguisemens divers, de ville en ville, de pays en pays, ne sachant où trouver refuge. C’est alors que sa protectrice, la comtesse de Boufflers, lui fit avoir un sauf-conduit pour séjourner quelques heures à Paris, dans l’espoir d’obtenir sa grâce. Il vint loger au Temple, chez le prince de Conti, dont Hume était l’hôte assidu. Les deux philosophes s’y connurent, se lièrent d’une étroite amitié ; si bien qu’en janvier 1766, quand Hume revint vers son pays natal, il emmenait avec lui Rousseau, qu’il installait chez Davenport, dans le Derbyshire, et qu’il comblait de bienfaits de toutes sortes, faisant démarches sur démarches, épuisant son crédit, pour lui faire accorder une pension du roi d’Angleterre. Faut-il décrire l’effet produit en France, dans les milieux où régnait l’Encyclopédie, par ce spectacle attendrissant ? Tous les yeux se mouillaient, à évoquer l’image de l’historien anglais « transportant Jean-Jacques dans ses bras » au sein de cette île bienheureuse, où se pratiquaient, disait-on, les principes essentiels inscrits dans le Contrat social. On s’échauffait à la pensée que cet audacieux novateur, ce « sauvage, » ce « républicain, » trouvait de l’appui près d’un roi et des pensions au pied d’un trône. « On ne se figurait plus Hume et Jean-Jacques Rousseau que dans les bras l’un de l’autre, et baignés de larmes de joie et de reconnaissance[1]. »

Julie, est-il nécessaire de le dire ? était l’une des plus exaltées. Passionnément éprise du génie de Rousseau, les quelques occasions qu’elle avait eues de le connaître, à son récent passage, avaient suffi pour que son enthousiasme allât de l’œuvre à l’écrivain. Les réserves de d’Alembert, les avis de Mme Geoffrin, rien

  1. Mémoires de Garat.