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endormie « sous le joug avilissant des prêtres. » De même que les temples antiques de l’ancien Forum restaient, disait-on, ensevelis, honteusement enfouis sous la terre où paissaient les troupeaux de bestiaux, l’âme romaine, à coup sûr, demeurait assoupie et presque étouffée par le « funeste régime de l’Eglise ; » c’était la mission des Français que de restaurer la Rome antique ensevelie et de réveiller l’âme romaine endormie : on reverrait le Forum et, dans le Romain qu’on disait dégénéré et qui, assurément, n’était qu’asservi, revivrait l’âme des Caton et des Cicéron, des Scipion et des César, — car l’on ne parlait plus de Brutus et des Gracques depuis le 18 brumaire.

C’était un noble dessein. Il reposait, par infortune, sur une Illusion. Le Romain n’était point assoupi : il était mort. Il existait sur les bords du Tibre une population satisfaite de son sort, encore que ce sort parût peu glorieux aux Français : un patriciat formé en grande partie de petits-neveux de trente papes, une bourgeoisie vivant de la clientèle de ce patriciat et des gens d’église, hommes de loi et médecins, un peuple travaillant peu ou ne travaillant pas, nourri par le clergé et surtout par l’innombrable masse des pèlerins qu’attirait à Rome la présence du Souverain Pontife. Patriciens et plébéiens étaient, il est vrai, tenus éloignés des affaires publiques, mais ils n’aspiraient point à les gérer. Ils payaient peu d’impôts, au moins avant 1789, parce que la chrétienté entière subvenait aux besoins de la Cour de Rome. Ils ne connaissaient pas le poids d’un mousquet, parce que les papes ne se battaient pas depuis deux siècles et faisaient monter la garde par des troupes suisses. Les patriciens jouissaient d’assez grosses fortunes, ils avaient des palais à la ville et des villas dans des sites délicieux, à Albano, Frascati, Nemi, Tivoli ; ils vivaient sans faste, mais avec volupté ; c’était la seule aristocratie d’ancien régime qui ne se battît pas, mais elle s’en estimait heureuse. Les bourgeois n’aspiraient point, — sauf quelques banquiers, — à une existence très large : ils étaient gens de tradition et de routine : ils aimaient le petit train de la vie romaine, les visites quotidiennes, les bavardages du Corso, les distractions que ramenait chaque année le carnaval : ils jasaient des gens d’église et les traitaient avec familiarité, mais ils y tenaient. Le peuple seul évoquait un souvenir antique, mais, aux yeux des Français, le pire ; c’était la plèbe de l’Empire qui réclamait panem et