Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on n’en saurait douter à lire le billet[1] plein de coquetterie qui scellait peu après la réconciliation : « L’objet de vos amours, la charmante Néolé (?) vous ordonne, vous commande, avec sa petite voix flûtée, de souper chez moi samedi, 11 de ce mois ; je ne crois pas que vous osiez y manquer. Je remets à ce jour-là à vous dire tout le bien et tout le mal que je pense de vous. Ah ! que ce temps est long à mon impatience ! » Et s’il fallait une preuve de plus, le dépit de la délaissée nous la fournirait sans réplique : « Je suis bien aise, dira Mme du Deffand à Walpole[2], que vous ne soyez plus à portée de le voir (Hume), et moi ravie de l’assurance de ne le revoir jamais. Vous me demandez ce qu’il m’a fait ? Il m’a déplu. Haïssant les idoles, je déteste leurs prêtres et leurs adorateurs. »

Lorsqu’en l’année 1766 l’arrivée du duc de Richmond mit fin à la mission de Hume et le renvoya outre-Manche, l’absence laissa debout et intactes, pour ainsi dire, les amitiés contractées à Paris. Entre Julie et lui une correspondance s’engagea, dont une partie subsiste[3] et qui témoigne du durable souvenir que garda de lui la première, et de la vraie tristesse qu’elle eut de son départ. « Je vous avais promis de ne vous point écrire, lit-on dans la première de ces lettres, mais je sens que j’ai promis plus que je ne peux tenir, et je ne puis résister au désir qui me presse… Mme de Boufflers me fait espérer que vous ne tarderez pas à revenir. Je voudrais en hâter le moment, et vous posséder sans avoir la crainte de vous perdre. » A quelques mois de là : « Vous ne parlez pas de votre retour. L’Angleterre est-elle donc comme les Enfers, qui ne rendent rien ? » L’année suivante : « Je suis si personnelle, et j’ai tant d’envie de vous revoir, que je prie Dieu de tout mon cœur que vous soyez incessamment disgracié[4]. » Malgré l’accent sincère de ce langage, peut-être pourrait-on n’y voir que des formules de courtoisie, si la suite de ces lettres ne nous montrait Julie de Lespinasse prenant chaudement, dans une circonstance délicate, le parti de l’absent et lui prouvant son intérêt mieux que par des paroles. Je veux parler ici de son intervention dans la fameuse querelle de Hume avec Jean-Jacques Rousseau. Sans conter dans tous ses détails une histoire trop connue, il me sera

  1. Letters of eminent persans addressed to David Hume.
  2. Lettre du 3 août 1769. Edition Lescure.
  3. Letters of eminent persans, etc., passim.
  4. Lettres des 13 février, 13 août 1766 et du 8 juin 1767. Ibid.