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Bien qu’émis par souscription publique, les emprunts de guerre ne prétendaient, cependant, ni supprimer les intermédiaires, ni se passer de la spéculation. Pour écarter autant que possible les capitalistes uniquement soucieux d’encaisser, au plus vite, la prime qu’ils pensaient devoir s’établir sur le nouveau titre, le gouvernement accordait une préférence aux souscriptions d’unités déclarées irréductibles. Mais, avec ce système, on présentait au trésor des listes fictives de noms qui, lus à la suite les uns des autres, rappelaient des fables de La Fontaine. Lorsqu’il s’agit d’emprunts considérables, — et jamais jusqu’alors il ne s’en était vu de tels, — on ne peut guère espérer qu’ils se « classent » en totalité, du jour au lendemain, dans le portefeuille de ceux qui ont l’intention de les garder comme placement définitif. La spéculation intervient pour porter jusque-là une partie des titres « flottans, » dans l’espoir d’un gain à réaliser sur le public. C’est ce que tirent les Francfortois de Paris, comme la plupart des anciennes maisons de la place. Ils poussèrent à la hausse de la rente française, dont ils demeuraient acheteurs à des conditions avantageuses.

Véritables boursiers, très travailleurs et très audacieux, mais plus risqueurs en apparence qu’en réalité, car ils ne risquaient jamais leur situation, ces étrangers, avides d’affaires, avaient eu l’adresse de nouer une alliance entre le Comptoir d’Escompte, inspiré par M. Pinard et le Crédit Foncier, gouverné par M. de Soubeyran. Ce dernier fut pour eux le point d’appui, le levier puissant sans lequel ils n’auraient rien fait. La Bourse s’engagea à leur suite dans les valeurs égyptiennes et turques ; mais ils savaient, eux, se créditer « à la turque » en se débitant « à la franque. » Ils prêtaient au khédive Ismaïl à 18 pour 100, contre du papier qu’ils réescomptaient à 4 pour 100, avec garantie des titres, au Crédit Foncier, dont les 150 ou 200 millions de disponibilités se trouvèrent ainsi employées avantageusement, mais non sans danger.

Soubeyran, poète, illusionniste et mégalomane, avait, lui, l’esprit le moins francfortois qui pût être : il ne regardait jamais la porte de sortie. Il perdit et fit perdre beaucoup d’argent dans des idées justes, pour les avoir eues trop tôt ; parce qu’en bourse, il ne faut pas prévoir, mais voir. Lorsque arriva la faillite égyptienne, les banquiers de Francfort se retirèrent indemnes. Soubeyran seul fut compromis. Il démissionna, accablé sous la