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l’événement justifiât ses calculs. C’est ainsi qu’il soutint les chemins de fer de Saragosse ou les mines d’El Boleo, en leur avançant « à découvert, » dans les années critiques, un nombre respectable de millions dont ces compagnies restèrent longtemps débitrices chez lui.

Il est généralement admis que ces rois de finance, chez lesquels la Bourse fait antichambre en la personne des agens et des remisiers, spéculent à coup sûr et accroissent aisément leur fortune. C’est exactement l’opposé de la vérité. Placés comme ils sont au sommet, ils ont tout à craindre du vertige même de leur grandeur ; — il y a un vertige des millions comme il y a un vertige des montagnes. — Sans cesse tentés de prendre part aux combinaisons les plus séduisantes, aux desseins les mieux concertés, cette sorte de gens côtoient sans trêve le précipice. A toute minute, l’occasion leur est offerte de commettre une sottise ; c’est un rare mérite déjà que de n’en pas profiter.

L’extrême richesse mobilière, bien qu’elle ne soit grevée d’aucune de ces obligations politiques qui pesaient sur la richesse foncière d’autrefois, a néanmoins la « charge du Roi, » à la Bourse. Elle porte le fardeau de servitudes financières, inhérentes à sa conservation. Un banquier de Bucharest, à qui l’on demandait pourquoi il avait pris la résolution de quitter cette ville, répondait : « Ici je suis maintenant le plus riche ; je ne puis donc plus gagner sur personne et l’on gagne sur moi ! »

La fin de la guerre de 1870 coïncida avec l’entrée en scène de l’école francfortoise, dont les représentans s’entremirent tout d’abord dans le lancement des emprunts de libération du territoire. Les gros banquiers qui entouraient M. de Bismarck demandaient qu’une partie de la contribution de cinq milliards fût payée en titres de rentes plutôt qu’en argent. Ils voulaient persuader à M. Thiers qu’il était de notre intérêt de nous acquitter envers l’Allemagne avec des titres qu’elle se chargerait de réaliser ; ce qui la lierait au relèvement de notre crédit. Mais Pouyer-Quertier montra que, sans parler des commissions qu’exigeraient les banques allemandes, il était beaucoup plus sûr de vendre soi-même les titres que l’on crée et d’en employer le produit à payer ses dettes ; parce que les créanciers, que l’on paie avec des titres, ne se piquent jamais de ménager les nuances ni le crédit de l’État débiteur.