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tendance, parfaitement justifiée, selon nous, à considérer l’auteur des Pensées comme un « grand philosophe, » et c’est sans doute pourquoi l’on voit des philosophes de profession s’y appliquer si volontiers. C’est un éminent philosophe, M. Emile Boutroux, qui nous a donné le Pascal de la Collection des Grands Ecrivains français. M. Boutroux est, comme l’on sait, l’auteur de remarquables et profondes Études d’histoire de la Philosophie, et, surtout peut-être, d’un petit livre sur la Contingence des lois de la nature qui a fait date dans l’histoire de la pensée contemporaine. Son livre sur Pascal[1]est sorti d’un cours de deux années professé à la Sorbonne, et qui a eu un très vif et très légitime succès : l’intérêt passionnant du sujet, la réputation du professeur, sa pénétrante et scrupuleuse méthode, l’émotion contenue de sa parole y attiraient, y retenaient un nombreux et attentif auditoire. La courte Préface de son livre est touchante, et en indique bien l’esprit : « Pascal, avant d’écrire, se mettait à genoux, et priait l’Etre infini de se soumettre tout ce qui était en lui, en sorte que cette force s’accordât avec cette bassesse. Par les humiliations il s’offrait aux inspirations. — Il semble que celui qui veut connaître un si haut et rare génie dans son essence véritable doive suivre une méthode analogue, et, tout en usant, selon ses forces, de l’érudition, de l’analyse et de la critique, qui sont nos instrumens naturels, chercher, dans un docile abandon à l’influence de Pascal lui-même, la grâce inspiratrice qui seule peut donner à nos efforts la direction et l’efficace. » L’historien s’est si bien abandonné à l’influence de Pascal, il s’est si bien identifié avec lui qu’à chaque instant, dans la trame de son style, des réminiscences, des tours, des pensées de Pascal viennent s’enchâsser et se fondre, et que, parfois, on a comme l’illusion d’entendre Pascal se raconter lui-même. Cette identification qui, à l’ordinaire, produit les plus heureux effets, et donne à tout le volume une couleur et un accent très pascaliens, n’a-t-elle pas, d’ailleurs, çà et là, entraîné quelques inconvéniens ? Sur la question des Provinciales, par exemple, on est tenté de trouver que M. Boutroux épouse bien aisément la cause de son auteur, ou du moins, l’on voudrait qu’il en eût un peu moins l’air : ne va-t-il pas jusqu’à paraître justifier le mot célèbre de Pascal, et qu’on lui a reproché avec raison : « Je ne suis pas de Port-Royal ? »

  1. Pascal, par M. Emile Boutroux, 1 vol. in-16 ; Hachette, 1900.