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pour la première fois. Paresseux comme il l’était, et toujours prêt à négliger sa propre besogne, il poussait l’héroïsme jusqu’à aider son compagnon, quand il le voyait fatigué, ou à le remplacer quand la corvée qu’on lui avait commandée était dangereuse. Et cela, simplement, par admiration pour l’innocence et la supériorité morale du jeune garçon. « Ah ! disait-il de lui, celui-là est un bon enfant ! Demandez-lui tout ce que vous voudrez : jamais il ne vous fera un seul mensonge. Tout le monde, ici, le prend pour un vaurien, parce qu’il est en loques ; mais on se trompe : il est bon comme l’or ! »

Le garçon en question était un paysan anglais qui, orphelin de très bonne heure, avait passé son enfance à errer de ville en ville, et s’était mis en tête, un beau jour, d’émigrer en Amérique, sans avoir la moindre idée de ce qu’il y ferait. À plusieurs reprises il s’était caché sur des paquebots, avait été surpris, et ramené à terre. Enfin il avait eu plus de chance sur le Devonia. Les officiers avaient consenti à le garder à bord, touchés, tout comme Alick, du parfum d’innocence qui émanait de lui. Du reste chacun l’aimait, marins et passagers ; et les femmes, surtout, se sentaient instinctivement attirées vers lui.

Parmi les voyageurs de l’entrepont se trouvait une grande et jolie fille blonde, une Irlandaise, qu’Alick avait baptisée Tommy, avec cette justesse transcendante de dénomination qui défie l’analyse. Un jour, le petit Anglais s’était étendu, pour se réchauffer, près de la machine, lorsque vint à passer l’Irlandaise Tommy, très proprement mise, à son ordinaire.

— Pauvre garçon, — dit-elle, en s’arrêtant, — vous n’avez pas de veste ?

— Non, dit-il ; et je ne serais pas fâché d’en avoir une !

Alors elle se tint immobile et le considéra en silence ; et lui, dans son embarras, il se décida à tirer sa pipe et se mit à la remplir de tabac.

— Voulez-vous une allumette ? demanda-t-elle.

Puis, avant qu’il eût le temps de répondre, la voilà qui s’en va, et qui revient lui en rapporter une poignée pleine.

Ce fut le commencement et la fin de ce que j’oserai appeler cette aventure d’amour. Et il y a bien des relations qui vont jusqu’au mariage, et durent toute une vie, sans qu’autant d’émotion humaine y ait été dépensée que dans cette scène de cinq minutes près du trou de chauffe.

Anglais et Irlandais ne manquaient pas, à bord du paquebot ; mais la grande majorité des émigrans étaient Écossais. Et de même que, chez les forçats de Dostoïevsky, le fond purement humain se teinte toujours des nuances propres du caractère slave, de même les portraits de Stevenson ont un type national très marqué, qui suffirait à les distinguer des autres figures d’émigrans qu’on nous a décrites. Le