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d’observation et d’émotion toutes proches de celles qu’avait mises, naguère, Dostoïevsky à nous décrire les caractères des forçats sibériens.

« Il examine de très près ses grossiers compagnons ; et voici que, sous les physionomies les plus sombres, un rayon transparaît qui les embellit et les réchauffe. Chez toutes ces bêtes fauves qui l’effrayaient d’abord, il dégage des parties humaines, et dans ces parties humaines des parcelles divines. Plus il avance dans son étude, plus il rencontre parmi ces malheureux d’excellens exemplaires de l’homme. » Tout ce que nous dit de Dostoïevsky M. de Vogüé, dans sa belle préface des Souvenirs de la Maison des Morts, pourrait être redit du livre de Stevenson. Et M. de Vogüé a bien raison d’ajouter qu’il ne s’agit point là d’une antithèse romantique, « grandissant le forçat au détriment des honnêtes gens : » car si Dostoïevsky admire les vertus de ses compagnons de bagne, il n’en reconnaît pas moins, avec une clairvoyance souvent terrible, tout ce qu’il y a en eux de malsain et d’inguérissable. C’est aussi, exactement, ce que fait Stevenson. Non seulement il constate que les émigrans, dans leur ensemble, sont surtout des ivrognes et des paresseux ; chez chacun d’eux en particulier, il découvre quelque tare secrète, un germe inquiétant de perversité, qui justifie la déchéance sociale de ces malheureux. Mais, avec tout cela, il les plaint au lieu de les mépriser ; et sa compassion, en le rapprochant d’eux, lui permet d’apercevoir la « parcelle divine » qu’ils portent en soi, d’autant plus touchante que, sur un tel terrain, elle est plus imprévue et plus singulière. Il nous montre des hommes qui, descendus au plus bas de la dégradation, ont pourtant conservé, dans un recoin de leur cœur, une réserve merveilleuse de noblesse ou de charité. Voici, par exemple, un profil de femme :

Jones avait découvert et m’avait indiqué une jeune femme qui se distinguait de son entourage par un air agréable et intéressant. Elle était pauvrement vêtue, avec une vieille jaquette toute rapiécée et une méchante toque de fourrure grosse comme le poing : mais ses yeux, toute son expression, et ses manières annonçaient une vraie nature féminine, capable d’amour, de colère, et de dévouement. Elle avait en outre quelque chose de raffiné, qui donnait à entendre qu’elle aurait pu être une dame, et mieux que bien d’autres, si seulement l’occasion le lui avait permis. Quand elle était seule, elle paraissait triste et préoccupée ; mais elle n’était pas souvent seule, ayant presque toujours près d’elle un homme lourd, grossier, et stupide, en habits d’ouvrier, avare de mots et de gestes, un vilain homme qui ressemblait à un terrassier, et qu’elle soignait et caressait et choyait des yeux comme s’il avait été l’Amadis des Gaules. C’était un spec-