Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/469

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marchand Abudah, il fuyait sa destinée et, en même temps, il l’emportait, avec lui, le tout moyennant une dépense de six guinées.

Ou encore, quelques pages plus loin, à propos des opinions politiques des émigrans du Devonia :

Au fond, me semble-t-il, il n’y a qu’une question, dans notre politique intérieure moderne, la question d’argent ; et il n’y a en politique qu’un seul remède, qui serait d’amener les hommes à devenir meilleurs et plus sages. De ce second point mes compagnons de traversée, cela va de soi, ne voulaient pas entendre parler ; mais ils avaient tous une lointaine notion du premier. Pas un d’entre eux n’admettait qu’il y aurait profit pour lui à s’améliorer personnellement ; mais tous s’accordaient à souhaiter que le monde fût mis brusquement sens dessus dessous, de façon qu’ils pussent rester imprévoyans, et paresseux, et ivrognes, comme par le passé, et pourtant jouir du bien-être et du respect qui trop souvent, jusqu’ici, n’ont accompagné que les vertus opposées. Et vraiment c’était surtout dans cet espoir que beaucoup d’entre eux faisaient route, à présent, vers les États-Unis. Du moins se rendaient-ils compte, très judicieusement, que la politique, en tant qu’elle les concernait, se réduisait à la question du revenu annuel : question qui, à leur avis, aurait dû depuis longtemps se trouver résolue par une révolution, ils ne savaient comment, et qu’ils s’apprêtaient maintenant à résoudre pour leur compte, toujours sans savoir comment.

Par sa méthode d’exposition, par ses conclusions politiques et sociales, l’Émigrant Amateur nous fait songer sans cesse aux Souvenirs de la Maison des Morts : et le fait est que les deux livres, coïncidence vraiment remarquable, nous révèlent en outre, chez Dostoïevsky et chez Stevenson, une même conception de l’humanité. C’est d’ailleurs ce que pouvait déjà nous laisser entrevoir la lecture de leurs romans ; car si les magnifiques coquins des romans de Stevenson, les héros du Reflux ou du Maître de Ballantrae, sont assurément d’une autre race que les Rogojine et les Karamazof, le tréfonds humain de leurs âmes n’en demeure pas moins étrangement pareil, avec son mélange de grandeur et de vice, d’innocence naïve et de dépravation. C’est à coup sûr un même instinct qui a poussé les deux romanciers à imaginer, de préférence, des figures qui, sous toute autre plume, n’auraient pas manqué de nous être odieuses, tandis qu’avec leur génie de poètes ils sont parvenus à les revêtir pour nous d’une inoubliable beauté. Mais nous savons que Stevenson, quand il a écrit ses derniers romans, connaissait, et admirait fort, et ne se lassait point de relire les romans de Dostoïevsky ; et il ignorait, au contraire, jusqu’au nom de l’écrivain russe lorsque, en 1879, ayant à nous dépeindre les émigrans qu’il avait rencontrés à bord du Devonia, il a mis à cette peinture des qualités