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toujours devant soi, et qui traversent toutes les extrémités de la fortune sans en être changés : si demain le ciel venait à tomber, sûrement on pourrait s’attendre, le jour suivant, à voir Jones perché sur une échelle et occupé à tout remettre en place… Il ne cessait point de voleter autour des inventions comme une abeille au-dessus d’une fleur, et vivait, littéralement, dans un rêve de brevets. Il avait sur lui, par exemple, un remède breveté, dont il avait jadis acheté la recette, pour cinq dollars, d’un colporteur américain. Ce remède, qui s’appelait l’Huile d’Or, guérissait toutes les maladies sans exception ; et je dois reconnaître que j’en ai ressenti, moi-même, un très bon effet. Mais ce qui est caractéristique de l’homme, c’est que non seulement il se droguait personnellement, à toute heure, de son Huile d’Or : dès qu’il y avait quelque part une migraine ou un doigt coupé, Jones était là avec sa bouteille.

Après son goût pour les inventions, sa passion favorite était l’étude des caractères. Bien des heures nous avons marché ensemble, sur le pont, nous employant à disséquer l’âme de nos voisins, dans un esprit trop purement scientifique pour qu’on pût lui reprocher de n’être point charitable. Aussitôt qu’un trait un peu singulier survenait, au cours d’une conversation où nous prenions part, tout de suite vous auriez vu Jones et moi échangeant un coup d’œil ; et nous ne nous serions pas endormis en paix, un seul soir, si nous n’avions pas, d’abord, comparé et discuté nos observations de la journée. Nous étions alors comme deux pêcheurs se montrant l’un à l’autre le contenu de leur panier. Et une fois, au milieu d’un entretien des plus sérieux, chacun de nous s’aperçut qu’un œil curieux le guettait ; et j’avoue que je m’arrêtai net, dans l’embarras de cette double découverte ; mais Jones, en homme mieux élevé, partit d’un éclat de rire amical ; après quoi, il déclara, ce qui était d’ailleurs absolument vrai, que « lui et moi nous faisions la paire. »

Cette anecdote, est une des rares allusions que fasse Stevenson à ses propres aventures sur le Devonia. En voici une autre, cependant, que je ne puis m’empêcher de citer encore. Le jeune homme, comme on l’a vu, occupait une partie de son temps à écrire un conte : or il nous rapporte que le bruit de cette occupation n’avait point tardé à se répandre dans tout le paquebot, et y était devenu une source inépuisable de divertissement. Les officiers, par exemple, chaque fois qu’ils rencontraient l’émigrant-amateur, le plaisantaient familièrement sur son étrange manie. « Eh bien ! lui disaient-ils avec un bon rire, où en êtes-vous de vos écritures ? » Et, un jour, l’un d’eux, qui était entré par hasard dans la seconde cabine, fut sincèrement touché du spectacle de ce passager qui gaspillait son temps d’une façon aussi inutile : de telle sorte qu’il lui offrit de lui procurer d’autres écritures à faire, « et pour lesquelles il serait payé. » L’excellent homme avait imaginé d’employer Stevenson à copier la liste des passagers du bateau.