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Martin, que M. Poivre avait dû ôter son amitié à son protégé à la suite de quelque calomnie dont il ne lui avait pas laissé le moyen de se justifier. « M. de Saint-Pierre prit à regret le parti de se retirer d’une société qui avait pour lui tant de charmes : ceci explique pourquoi, dans la relation de son voyage, il ne parle pas de M. Poivre dont il croyait avoir à se plaindre. » Le motif qu’il avait de se plaindre de M. Poivre nous le connaissons maintenant, et il est sans réplique : c’est qu’il avait essayé de lui prendre sa femme et n’y avait pas réussi. Cette femme était une honnête femme. Nous avons ses lettres. La lecture en est instructive et réjouissante. Aux épisodes romanesques dont brillait la jeunesse de Bernardin, elles ajoutent l’épisode de comédie.

Dans ce siège en règle d’une vertu qui se défend, Bernardin commence par mettre en œuvre les procédés classiques : menues attentions, petits cadeaux, commerce épistolaire. Ayant résolu de prendre Mme Poivre pour confidente de ses malheurs, il se met en devoir de l’apitoyer par le récit de ses déceptions : Mme Poivre, répond à ces jérémiades avec un rude bon sens ; c’est une personne énergique et qui n’aime guère les pleurnicheries. Bernardin imagine de lui prêter des livres : Grandisson, dont il attendait le meilleur effet, ne produit qu’un effet d’ennui. Puisqu’il ne réussit pas à intéresser ; sa sensibilité, Bernardin essaie de tenter la vanité de Mme Poivre, et il lui annonce qu’il va la célébrer en vers. Il est immédiatement rebuté. » Je vous prie en grâce de ne point me chanter. Je n’ai guère l’encolure d’une héroïne. » Bernardin était opiniâtre : il fait lire à Mme Poivre tout ce qu’il a écrit, l’esquisse du Voyage à Vile de France et un mémoire qu’il avait adressé au ministre de la Guerre. Pour sa récompense, il sollicite une invitation. C’est alors qu’excédée, cette excellente ménagère, qui n’avait ni le temps ni le goût de songer à la bagatelle, éclate enfin et expédie à son indiscret soupirant cette lettre d’une si admirable clarté : « Je vous en supplie, monsieur, ne m’écrivez pas si souvent. J’ai beaucoup, beaucoup d’affaires, mes meilleurs domestiques malades, et j’ai à peine le temps d’écrire à mon mari. Vous me tourmentez furieusement pour venir ici... Ma maison est faite pour recevoir les honnêtes gens, mais pas plus les uns que les autres, excepté mes amis... Mais, je vous l’avoue tout naturellement, mon inclination ne me porte point à être la vôtre. J’aime les gens qui ne se mettent point en peine de ce qui se passe dans mon cœur, qui ne veulent point que je sois leur amie par force, qui ne prennent point de simples égards, ou des plaisanteries pour de l’amour, à qui je peux