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rumeur sourde que faisait l’eau en montant dans la cale et en se répandant dans le vaisseau. La nuit commençait à tomber, et le vaisseau enfonçait de manière qu’il était facile de calculer qu’avant le jour, il aurait disparu. N’ayant plus rien à faire, je m’étais laissé aller au sommeil ; mais l’officier d’artillerie, devenu nerveux, amassa des débris de bois sur le pont, et voulut y mettre le feu, préférant une mort prompte à la lente agonie qui se préparait. Je m’aperçus à temps de ce projet et m’y opposai absolument. Nous trouvâmes un fanal qui fut placé au bout d’une perche, que je lui recommandai d’agiter. Par un hasard providentiel, l’Orion passa à portée de voix ; nous le hélâmes, et une embarcation vînt nous prendre. Peu de temps après, l’Intrépide disparaissait sous les flots[1].


IX
Séjour sur l’Orion. — Transbordement en Angleterre. — Nouvelle captivité. — Expéditions de mon frère Pierre à Buenos-Ayres et à Java.


Le capitaine Codrington qui commandait l’Orion me fit l’accueil le plus flatteur, mais lorsque je réclamai l’exécution de la promesse de lord Northesk, il me déclara ne pouvoir y donner suite sans un ordre positif de cet amiral. J’attendis avec confiance, ne doutant pas que cette difficulté ne fût levée avant peu, et fort bien traité d’ailleurs par les Anglais. J’avais retrouvé sur l’Orion le commandant Internet ; nous passions une partie de nos journées ensemble ; il était d’assez belle humeur, et buvait une quantité de grogs, où l’eau-de-vie tenait autant de place que l’eau douce. Comme je lui en faisais l’observation, il me répondit que c’était « pour rouiner les ennemis. » Le capitaine anglais sir G. Codrington lui était bien supérieur comme éducation, et voulait bien causer de longues heures avec moi. Il me contait ses découragemens, pendant les longues croisières et les interminables blocus que l’Angleterre imposait alors à ses marins, et où se consumait son existence loin de sa famille et de ses intérêts les plus chers. Le sentiment du devoir parlait haut chez eux comme chez nous, et ils avaient du moins pour remonter leur courage des journées comme celle de Trafalgar[2].

  1. D’après certains récits, l’Intrépide aurait été incendié par ordre de l’amiral Collingwood. Je crois que c’est une erreur. Il dut couler avant le milieu de la nuit.
  2. Des 33 vaisseaux de Villeneuve, il ne réchappa que 5 vaisseaux français et 3 espagnols. Ils furent bloqués dans Cadix où nos vaisseaux demeurèrent aux mains de l’Espagne lors de la rupture avec cette puissance.