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l’abordage, et montrant à un aspirant la manœuvre de l’Orion, je l’envoyai au commandant pour le prier de gouverner pour aborder. Je me chargeais du reste, et voyant l’ardeur de mes matelots, je me croyais déjà maître du vaisseau anglais, et rentrant avec lui dans Cadix, son pavillon hissé sous nos couleurs. J’attendais avec angoisse, et cependant rien ne marquait la manœuvre de l’Intrépide : je m’élançai vers le gaillard d’arrière, et trouvai en chemin mon aspirant couché à plat ventre, terrifié par la vue du Téméraire qui nous élongeait à portée de pistolet par le travers, nous foudroyant du feu de ses batteries hautes. Je traitai mon émissaire comme il le méritait, en lui appliquant un vigoureux coup de pied en bas des reins, et j’allai expliquer moi-même au commandant mon projet. Mais il était trop tard, l’Orion défilait sur notre avant en nous lâchant une bordée meurtrière, et l’occasion ne se présenta plus.

Au moment où j’arrivais sur la dunette, le brave Infernet brandissant un petit sabre recourbé faisait voler en l’air une des pommes de bois qui garnissaient la rambarde. La lame passa assez près de ma figure pour que je lui dise en riant : « Est-ce que vous voulez me couper la tête, commandant ? — Non, pas à vous, mon cer, me répondit-il, mais au premier qui parlera d’amener ! » Près de lui se trouvait un brave colonel d’infanterie qui avait fait ses preuves à Marengo, mais que la volée du Téméraire troublait profondément. Il cherchait en vain à s’abriter derrière la puissante stature de notre capitaine qui finit par s’en apercevoir et lui dit : « Voyons, colonel, est-ce que vous me croyez doublé en cuivre ? » et nous ne pûmes nous empêcher de rire malgré la gravité du moment.

Cependant le pont était devenu désert, les mâts abattus, les pièces démontées, les batteries jonchées de morts et de mourans. Il ne pouvait être question de continuer une lutte dans laquelle nous aurions vu disparaître les restes de notre vaillant équipage, sans causer aucun tort à l’ennemi. Notre pavillon fut amené. C’était le dernier qui flottât depuis longtemps dans la partie de la ligne où nous avions combattu, et je ne crois pas qu’après nous aucun vaisseau français ou espagnol ait opposé de résistance. Le commandant Infernet fut emmené sur l’Orion ; nous reçûmes du Britannia un équipage de prise de deux cents hommes, et je me trouvai commander ce qui restait de Français sur l’Intrépide, les six officiers qui marchaient avant moi