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pris impunément l’habitude, les vedettes filaient leurs câbles ; en 8 minutes, elles étaient sous voiles et donnaient la chasse à l’ennemi. Si ceux-ci étaient appuyés, d’autres vaisseaux de notre côté entraient en ligne. C’étaient des manœuvres continuelles, suivies de combats qui formaient les équipages et les capitaines. L’amiral, établi au sommet du cap Sepet, qui domine l’entrée de Toulon, surveillait tout au dehors comme au dedans, et préparait à Nelson des adversaires dignes de lui. Malheureusement la fatalité, qui s’attachait alors aux choses de la marine, ne permit pas l’accomplissement de ces grands desseins ; la santé de l’amiral, usée par les mauvais climats, déclinait de jour en jour, et nous eûmes la douleur de perdre ce chef en qui s’incarnaient tant d’espérances. Il mourut le 18 août 1804, dans une sortie au large, sur son vaisseau le Bucentaure ; son escadre le fit inhumer au sommet du cap Sepet, son observatoire habituel, et y fit élever un monument en forme de pyramide, que les générations de marins contempleront avec respect.

J’avais déjà vu dans ma carrière un grand nombre d’officiers, mais je n’avais pas rencontré de véritable chef, donnant comme celui que ; nous venions de perdre l’impression d’une volonté supérieure, capable de transformer les hommes et de dominer les événemens. Il n’aurait fallu rien moins qu’un chef de cette trempe pour affronter l’escadre anglaise, qu’une pratique ininterrompue de la mer et une longue suite de succès avaient portée au plus haut degré de perfection. Le fameux Nelson qui la commandait est, à mon avis, un des hommes de mer les plus accomplis qui aient existé ; c’était : un homme d’une rare intelligence, d’une vaillance et d’une énergie indomptables, et de plus un ennemi acharné de notre nation. Il nous faisait la guerre moins par devoir que par haine, et puisait dans ce sentiment une ardeur et une activité qu’il savait faire partager au dernier matelot.

Pour lutter contre un tel ennemi, Napoléon fit choix de l’amiral Villeneuve. C’était un officier de mérite, d’une instruction supérieure et de manières distinguées, mais l’un des derniers à qui eût dû incomber une si lourde tâche. Naturellement incertain et réservé, il portait difficilement devant la marine le souvenir de la bataille d’Aboukir, où sa conduite est restée injustifiable pour tous les gens de cœur, et bien que sa valeur personnelle n’ait jamais été mise en doute, il n’avait pas ce genre