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mourut. Après avoir vu plusieurs fois se renouveler mon équipage, emporté par les balles et par les maladies, je fus atteint aussi de la fièvre jaune et transporté à bord de l’Intrépide. Nous étions dix-huit aspirans dans le poste de ce vaisseau ; quatorze moururent. Si je fus un des quatre survivans, je le dus à la Providence plutôt qu’à la médecine, car je jetais régulièrement par le sabord tous les médicamens que me donnait le docteur. J’eus même le triste courage de lui en faire l’aveu quelques semaines plus tard, un jour où il se vantait de ma guérison comme d’une de celles qui lui faisaient le plus d’honneur.

J’avais beaucoup désiré connaître les Antilles où j’étais déjà venu deux fois faire naufrage, sans avoir rien vu du charme de ces îles ; les six mois que je passai à Saint-Domingue me suffirent grandement, et je repris avec joie le chemin de la France. Nous rentrâmes à Toulon où je reçus le 26 octobre 1803 le grade d’enseigne de vaisseau, et le 5 février 1804 la croix de la Légion d’honneur. Cette distinction, à la fondation de l’ordre, était excessivement recherchée ; j’avais dix-neuf ans, je commandais la compagnie d’abordage de l’Intrépide ; mes chefs me témoignaient estime et confiance ; ce fut un de mes meilleurs momens. Je ne demandais d’ailleurs que plaies et bosses, et j’avais déjà échappé à tant de périls que rien ne me semblait à redouter.

Cependant la guerre s’était rallumée avec les Anglais. L’Intrépide fut réuni à l’escadre que Napoléon avait placée sous les ordres de l’amiral Latouche-Tréville, et qui devait contribuer à l’exécution de ses projets contre l’Angleterre. Si ce grand marin eût vécu, il est possible que les événemens eussent pris une autre tournure. Le rôle que Napoléon avait assigné à sa flotte était fait pour tenter un grand cœur. Il s’agissait d’occuper les escadres anglaises, de manière que la traversée de la Manche fût libre pendant quelques heures, et alors c’était la Grande Armée envahissant l’Angleterre, et peut-être le bouleversement du monde.

Dès son arrivée à Toulon, M. de Latouche avait communiqué à son escadre l’ardeur qui l’animait. Nous étions mouillés en grande rade, et deux de nos vaisseaux à tour de rôle étaient sans cesse en vedette à l’entrée de la passe pour répondre aux insultes des Anglais. Dès que ceux-ci approchaient, comme ils en avaient