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sur les récifs. Nous commençâmes à talonner si dur qu’à chaque coup de tangage la mâture menaçait de tomber. Le commandant m’appela et me dit amicalement : « Petit, fais caler les mâts de hune. » J’avisai le maître d’équipage, et contrairement aux usages de l’époque, mais selon les conseils de mon frère Pierre, nous commençâmes par dépasser les mâts de perroquet. Grâce à cette précaution, nous parvînmes sans accident à achever la manœuvre, malgré les terribles secousses qui augmentaient sans cesse, et la mâture ne tomba pas. Mais le pauvre Desaix ne s’en releva pas ; la brise ayant molli, nous pûmes évacuer le navire, et fûmes transbordés sur l’escadre de l’amiral Ganteaume, qui se chargea de nous rapatrier. Je fus embarqué sur le vaisseau la Révolution, capitaine Roland, et nous fîmes route pour Brest.

Dans les débouquemens de Saint-Domingue, un homme tomba à la mer, de l’Océan, qui était notre matelot d’avant. Le commandant Roland fit amener une embarcation hissée à l’arrière, et je m’y jetai avec quatre hommes, pour essayer de sauver le naufragé qui se trouvait au vent à nous Mais à peine à flot, il se produisit ce qui arrivait presque toujours à cette époque de désordre, et l’embarcation remplit. Nous arrivâmes à l’empêcher de couler, mais nous ne pouvions ni avancer ni gagner dans le vent, et nous voyions ce malheureux, qui nageait parfaitement, s’épuiser pour tâcher de nous rejoindre. Il fallut l’abandonner. Je n’oublierai jamais l’expression de détresse que je crus voir, malgré la distance, sur le visage du pauvre matelot, quand il comprit qu’il n’avait plus de secours à attendre, et je me promis alors de ne jamais abandonner un homme à la mer, tant qu’il serait humainement possible de tenter de le sauver.

Nous arrivâmes à Brest, où je trouvai mon frère Pierre dont la vie venait de se modifier grandement. Il avait quitté à l’Ile de France son navire le Géographe, pour apporter à Paris des dépêches importantes, résultat des travaux de cette campagne. Il se présenta au Ministre, avec lequel il eut une longue conférence sur diverses questions qu’il avait beaucoup étudiées, relatives à la guerre de croisière, à l’armement des frégates et aux moyens de détruire le commerce anglais. Ses propositions et ses projets ayant été écartés, il avait eu avec l’amiral Decrès, alors ministre, une altercation assez vive, à la suite de laquelle il