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le début de sa maladie, le comte de Cavour avait recommandé au domestique qui le soignait d’appeler, lorsqu’il en serait temps, le frère Giacomo. Le mercredi 5 juin (on se rappelle que les discours au Parlement étaient de la fin de mars et du commencement d’avril), les médecins déclarèrent qu’il était temps. Le frère Giacomo resta une demi-heure dans la chambre du mourant. Après qu’il en fut sorti, Cavour manda Farini et lui dit : « Ma nièce (la marquise Alfieri) m’a fait appeler le Père Giacomo : Je dois me préparer au grand pas de l’éternité. Je me suis confessé et j’ai reçu l’absolution ; plus tard je communierai. Je veux que l’on sache, je veux que le bon peuple de Turin sache que je meurs en bon chrétien. Je suis tranquille, je n’ai jamais fait de mai à personne. » Quand le viatique lui fut administré, la foule triste et silencieuse se pressait autour de la maison. Le matin du 6 juin, le pieux frère accourut adoucir l’agonie du grand homme par les suprêmes consolations de la religion. Le mourant le reconnut et, lui serrant la main, lui dit : Frate, libera Chiesa in libero Stato ; « Mon frère, l’Eglise libre dans l’Etat libre ! » Ce furent ses dernières paroles. A six heures trois quarts du matin, il rendit le dernier soupir[1].

Sur les lèvres déjà à demi fermées d’un si grand homme, en un si grand moment, une si grande parole est évidemment beaucoup plus qu’une formule d’algèbre politique, qu’une maxime dans un discours : c’est l’expression en quelque sorte incoercible de l’idée et de la volonté subconscientes : c’est comme, la hantise, l’obsession, comme la respiration déjà haletante, comme le souffle, déjà étouffé et râlant, d’un grand dessein ; c’en est, aux portes de l’histoire, comme l’affirmation déjà historique. « Mon Père, mon Père ! l’Eglise libre dans l’Etat libre ! » — Si haut qu’ils fassent sonner l’exemple de Cavour, et quelque soin qu’ils se donnent de se couvrir de son autorité, lequel de nos séparatistes français, — non pas même M, Combes, qui fut premier ministre, — oserait prendre à son compte, avec un tel sens, une telle parole, se vanter d’avoir formé un tel dessein, et se promettre de faire une telle fin ?


CHARLES BENOIST.

  1. Giuseppe Massari, Il Conte di Cavour, ricordi biografici, 2e édition, 1873, p. 434.