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lui avait permis de mener à bien de vastes entreprises. Tout d’abord il avait songé à réorganiser son armée. Ayant compris tous les avantages de la discipline et de la tactique européenne, il avait accueilli à sa cour plusieurs officiers français et italiens, le général Allard, Ventura, Aventabile, glorieux soldats des armées de l’Empire, qui lui dressèrent une armée solide, instruite et manœuvrière. Puis, il avait fait servir cette armée à augmenter l’étendue de ses Etats. Obligé qu’il était par le traité de 1809 à ne faire aucune entreprise au delà de la rive gauche du Satledj, il s’en était dédommagé en s’emparant de la plupart des contrées situées entre le Satledj et l’Indus, puis s’élevant au nord, avait conquis le Dardistan, ainsi que la haute vallée de l’Indus et les vallées adjacentes jusqu’à la cime du Korakorum. Plus entreprenant encore, un de ses lieutenans, Gulab-Singh, avait dépassé l’Indus, soumis le Baltistan ou Petit Thibet, et franchissant la formidable barrière du Korakorum, pénétré en 1840 dans le Moyen Thibet qu’il avait occupé. L’empire des Sikhs fut alors à son apogée. Rundjet-Singh régna sur vingt millions d’hommes et devint le monarque le plus puissant de l’Asie centrale.

Il méditait même la conquête du Grand Thibet lorsque la mort vint le surprendre au milieu de ses préparatifs. Les funérailles de cet autre Alexandre furent suivies des mêmes tragédies. Plusieurs années durant, ce ne fut qu’une orgie de sang, presque unique même dans l’histoire de l’Asie. Toute la postérité mâle de Rundjet-Sing, enfans et petits-enfans, fut massacrée ; des fantômes de souverains hissés au pouvoir par des intrigues de palais ne montèrent sur le trône que pour être assassinés. Au milieu de cette anarchie fut commise la faute suprême qui allait décider du sort de l’Empire sikh. Au mépris du traité de 1809, l’armée sikhe, au nombre de 60 000 hommes avec 150 canons, franchit le Satledj et envahit le territoire anglais (décembre 1844).

Cette guerre fut encore plus sérieuse que l’insurrection des Cipayes en 1837, bien qu’on en ait moins parlé, et les Anglais eurent tout lieu de s’apercevoir que les efforts des officiers européens n’avaient pas instruit en vain les contingens sikhs. Mais ils avaient pour eux, outre la solidité incontestable de leurs troupes, des intelligences secrètes qui paraissent avoir joué un grand rôle dans tous ces événemens.