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n’y a pas besoin, pour cela, de se dire pacifiste ni de se donner les allures d’un bienfaiteur de l’humanité ! Il n’en est pas besoin non plus, si la guerre est inévitable, pour essayer d’en adoucir les horreurs. Mais ce qui est grave, ce qui est imprudent, ce qui est dangereux, si la guerre est inévitable, c’est d’essayer, comme les pacifistes, de persuader aux foules et aux peuples qu’il ne dépend que d’eux de l’éviter ; — c’est de jeter continûment le discrédit sur ceux qui ont accepté ou reçu la mission d’en supporter le choc, au jour où elle éclatera ; — c’est encore, et peut-être surtout de changer les vrais noms des choses, et de cultiver la « lâcheté » dans les cœurs. Je dis bien : la lâcheté, si ce qu’on trouve au fond de toutes ces déclamations trempées de larmes de tendresse, c’est la conviction profonde que la mort est le plus grand des maux, puisque la vie est le premier des biens. Mais ni l’un ni l’autre n’est vrai, pour l’honneur de l’humanité ! Non ! en vérité, la vie n’est pas le premier des biens, si le fondement de toute morale est que beaucoup de choses doivent être préférées à la vie ; et, en vérité, la mort n’est pas le plus grand des maux, si nous ne sommes hommes, pourrait-on dire, que dans la mesure où nous nous élevons au-dessus de la peur de la mort !

Et c’est donc une mauvaise besogne que celle que nos pacifistes accomplissent, avec les meilleures intentions du monde, nous n’en voulons pas douter, mais en ce cas, avec une regrettable et redoutable inconscience. Car ce qui importe à la patrie et à l’humanité, c’est qu’y ayant beaucoup de choses au-dessus de la vie, nous préférions donc beaucoup de choses à la paix. La paix est bonne ; mais d’autres choses aussi sont bonnes, auxquelles, si l’on peut en détourner la nécessité, nous ne demandons pas qu’on sacrifie le bien de la paix, mais auxquelles cependant, un peuple, comme d’ailleurs un homme, doit être toujours prêt à le sacrifier. « Les affaires sont les affaires ! » d’accord. Elles ne sont pas la seule affaire, ni peut-être même la principale affaire, et l’histoire est là pour prouver que le moyen de finir par ne pouvoir plus faire d’affaires, c’est de ne se soucier que d’en faire.


FERDINAND BRUNETIÈRE.