Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/197

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maritime leur est confiée, nous étions les souffre-douleur des capitaines de cette époque. Ces individus ramassés dans les ports où ils commandaient des caboteurs ou des barques de pêche, et que leur audace ou leurs méfaits avaient seuls portés au commandement des navires, sentaient que leur bon temps approchait de son terme, et voyaient avec dépit se former une génération déjeunes hommes, qui, par leur éducation et leurs connaissances, seraient promptement appelés à les remplacer. Ils exagéraient vis-à-vis de nous la brutalité et le sans-gêne, espérant par là se faire bien venir des simples matelots, et abusaient sans mesure de l’autorité qu’ils sentaient près de leur échapper.

J’embarquai avec mon nouveau grade sur le vaisseau le Tyrannicide, dont le commandant, M. Lallemand, se faisait remarquer par son animosité contre les jeunes officiers qui n’avaient pas fait preuve de sans-culottisme. Il faisait courir aux aspirans la grande Bordée même en rade, c’est-à-dire que nuit et jour la moitié des aspirans devait être sur le pont. Nous avions pour logement un simple poste dans la batterie haute, séparé des matelots par une toile ; là se trouvaient nos malles, nos tables, notre gamelle, en un mot tout ce que nous possédions. A chaque branle-bas d’exercice, ou sous le moindre prétexte, la toile était relevée, et tout notre bazar transporté ou plutôt jeté à fond de cale. Cela avait lieu aussi souvent qu’il plaisait au commandant, et sans souci de nos heures de repas ou de sommeil.

Un jour, à la mer, par un assez gros temps qui obligeait à tenir les sabords fermés, M. Lallemand arriva sur le gaillard d’arrière où j’étais de quart, et me demanda d’un air irrité pourquoi l’aspirant de quart sur le passavant n’était pas à son poste Je lui répondis que je l’ignorais : « Eh bien ! pour vous l’apprendre, me dit-il, allez donc voir s’il n’y a pas de traînes à l’extérieur en faisant le tour des préceintes[1]. » C’était m’exposer presque sûrement à tomber à la mer du côté sous le vent, ou à être enlevé par une lame, si je ne parvenais pas à contourner la guibre entre deux coups de tangage ; or, si j’étais tombé à la mer par le temps qu’il faisait, et avec le peu d’empressement que M. Lallemand aurait mis à me secourir, j’aurais eu bien peu de

  1. Les préceintes étaient une sorte de corniche de 8 centimètres environ de largeur qui régnait tout le long des anciens vaisseaux à 2 ou 3 pieds au-dessus de la flottaison. Il fallait donc marcher sur cette corniche sans autre appui que la muraille lisse du navire.