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fond de cale. Ceux-ci m’accablèrent d’injures et leur animosité trouva par la suite de nombreuses occasions de s’exercer.

Nous fûmes tous conduits à la Martinique et jetés avec bien d’autres prisonniers dans l’entrepont d’une vieille frégate appelée le Québec. Nous étions plus de cent hommes empilés dans cet étroit espace, où nous ne recevions d’air que par trois panneaux qui donnaient dans la batterie de la frégate ; il y régnait une chaleur intolérable et une odeur pestilentielle ; les insectes les plus dégoûtans y pullulaient. Nous recevions des vivres avariés et en quantité insuffisante, que nous devions disputer aux vers et aux cancrelats ; enfin ce séjour était certainement une succursale de l’enfer. J’y ai passé plus de deux mois. Le soir quand mes compagnons étaient assoupis, je montais furtivement les marches de l’échelle placée sur l’arrière du grand mât, et quelquefois la sentinelle de service dans la batterie, touchée de ma jeunesse, me laissait séjourner quelques instans à l’entrée du panneau et aspirer quelques bouffées d’un air moins corrompu, mais souvent le soldat de marine me repoussait brutalement, et il me fallait renoncer à cet instant de soulagement.

J’eus alors une tentation bien vive et que je me suis souvent réjoui d’avoir surmontée. Dans les rares momens que je passais au haut de l’échelle, j’avais fait la connaissance d’un mousse français, pris sur un corsaire de Nantes, qui déjeunait là chaque matin d’un bon bol de café au lait. Il avait accepté de servir les officiers anglais, et c’est ce qui lui valait cette situation enviable qu’il m’offrait généreusement de partager, se faisant fort de faire agréer mes services. L’idée d’accepter une pareille humiliation me mettait hors de moi, et je remercie Dieu de m’avoir donné la force d’endurer mon martyre plutôt que de commettre un acte dont j’aurais eu à rougir devant moi-même tout le reste de ma vie.

Dans le courant de janvier 1795, je fus embarqué avec d’autres prisonniers pour l’Angleterre, et je retraversai l’Océan dans l’entrepont d’un navire ; puis nous fûmes incarcérés sur de vieux vaisseaux qui servaient de casernes ou de prisons. Le régime alimentaire n’était pas meilleur que celui du Québec, et la température me semblait d’autant plus rude qu’elle succédait aux chaleurs intenses que nous venions de supporter. Cet hiver de 1795 fut exceptionnellement rigoureux. Je le passai en face d’un sabord dont le mantelet n’était presque jamais baissé, et avec des vêtemens en lambeaux, je n’avais aucun moyen de me procurer