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Le nom de Cousin n’est plus prononcé qu’avec dédain ou ignoré. Mais ce qu’il avait prédit se réalise : la vigueur droite des âmes s’affaiblit, la notion de la liberté est en train de s’évanouir avec celle du devoir et de la responsabilité ; les scélérats ne sont plus que des philosophes ayant des idées particulières sur la société humaine ; le scepticisme et le trouble qui le suit gagnent de tous côtés et, à la place des générations équilibrées, établies dans une assiette solide, faisant leur part à la raison et à la foi, il n’existe presque plus que des effarés ne sachant être rationalistes qu’en outrageant la foi, et croyans qu’en blasphémant la raison.

Jules Favre manquait d’esprit philosophique autant que d’esprit juridique, et il n’avait pas eu le temps d’approfondir la philosophie dont il devait présenter l’exposé. Il s’en tint à de vagues banalités, à des allusions contre l’Empire, à des déclamations sur le Droit, la Force, le stoïcisme de ceux qui résistent aux despotes, le tout orné des métaphores fanées et des épithètes parasites de l’élégance rhétoricienne. Aucun philosophe ne reconnut Cousin dans le portrait qu’il en fit et l’orateur n’acquit pas le renom d’écrivain. Le discours excellemment écrit de Rémusat l’en consola malicieusement : « Un grand maître dans l’art d’écrire et dans celui de parler (Cicéron) mettait non sans raison l’éloquence au-dessus de l’art d’écrire. Le talent de l’écrivain, en effet, si difficile et si précieux n’est que l’effort tranquille de l’intelligence solitaire. Le talent oratoire, qui vit au milieu de la foule et s’y déploie, réclame ensemble toutes les forces de l’âme. » Il glissa sur sa carrière politique et célébra la facilité incomparable de son improvisation, la correction infaillible de son langage, les richesses de son argumentation, et la faculté de choisir entre les raisons les plus fortes. Ses auditeurs connaissaient sans doute un Jules Favre fort éloquent, mais qui ne ressemblait pas tout à fait à celui-là.

L’Empereur, quoique le nouvel élu Favre fût son ennemi le plus âpre, accueillit sa visite réglementaire avec une très bienveillante courtoisie.


EMILE OLLIVIER.