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rationis ; à Suarez cette maxime : que « les hommes se conduisent dans les matières civiles par la raison naturelle, non par les révélations ; » à Bossuet, cette pensée : « qu’il est beaucoup plus important de conserver la religion que les royaumes pour maintenir les bonnes mœurs et faire arriver les âmes au salut ; mais non pour maintenir la société civile et ce qui est de l’essence de cette société : car la société civile pourrait subsister et se soutenir, dans un état de perfection, même en supposant la vraie religion anéantie[1]. »

Cousin n’a jamais été infidèle à ce culte de la raison. Il en a fait la règle de sa conduite autant que celle de ses pensées. Dans son long gouvernement de l’Université, il n’a jamais tenu compte des croyances confessionnelles de ses professeurs. Il y avait alors comme un ostracisme qui écartait les juifs des chaires de philosophie. Il distingua l’un d’eux, Adolphe Franck, digne de cette faveur par sa science, son esprit élevé, son talent ; il s’attacha à lui, l’aida de ses conseils, et, le jour où il fut reçu agrégé de philosophie, lui fut un jour de joie personnelle. Il s’écria : « Voilà la philosophie sécularisée ! » Toutefois il dit au jeune professeur : « Quand vous rencontrerez cette grande dame qu’on appelle l’Eglise, saluez-la bien bas. » Par malheur, il compromit sa belle thèse en l’exagérant. Les philosophes positivistes s’arrêtaient trop tôt ; lui ne le fit pas assez vite. Les positivistes ne tenaient compte que des phénomènes de la vie terrestre, des effets ; contre eux, il soutint que la raison toute seule découvre « par delà les limites et sous le voile de l’Univers, une cause cachée, Dieu, et conçoit la touchante et solide espérance qu’après cette vie, l’âme immatérielle, intelligente et libre, sera recueillie par son Auteur. » Mais quelle est la nature et quels sont les attributs de ce Dieu ? pourquoi a-t-il créé la vie et la mort ? quelle sera la forme

  1. Voyez ces textes dans M. Emile Ollivier : la Révolution, p. 279. La dernière citation, celle de Bossuet, est empruntée à la Défense de la Déclaration du Clergé, livre II, ch. XXXV. — L’Église a constamment maintenu la dignité de la raison contre Luther, contre Baïus, contre Jansénius ; le Concile du Vatican en a déterminé les limites. Les théologiens ont établi autant que les philosophes qu’elle atteint avec sécurité les premiers principes, Dieu, l’immortalité, la distinction du bien et du mal, les récompenses et les peines après la mort, la pratique des vertus morales, la sagesse. Lamennais, qui n’était pas théologien, a voulu, dans le second volume de l’Essai sur l’Indifférence, inaugurer une nouvelle apologétique dont le point de départ était le néant de la raison réduite à vivre de foi ou à expirer dans le vide : il a été condamné. L’abbé Boutard, dans sa remarquable étude sur Lamennais, apprécie avec une égale supériorité l’homme et l’œuvre ; il expose, réfute fortement cette entreprise anti-théologique contre la raison.