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que Cicéron a définie : continuus animi motus. Un auditoire ne lui était pas nécessaire ; il était éloquent pour lui-même ; la source intarissable débordait sans répit. Vous rencontrait-il dans la rue, il vous prenait par le bras, et, revenant de sa porte à la vôtre, de la vôtre à la sienne, il entamait un entretien tel qu’il l’eût tenu au cap Sunium. Que de trésors j’ai recueillis dans ces rencontres heureuses ! Son esprit était largement généralisateur sans qu’il tombât dans les déclamations vagues, parce que ces généralisations s’appuyaient à des faits bien observés. Quelque Mont-Blanc qu’il eût gravi, son regard perçant discernait les arbres de la vallée.

Sa vie morale n’était pas moins relevée que sa vie intellectuelle. Il n’a jamais connu aucune des formes de la vanité, ni celle qui se complaît aux vulgarités du luxe matériel, ni celle qui recherche les adulations. Un compliment l’importunait. Devenu possesseur d’une certaine fortune par son économie et ses profits littéraires, il continua les habitudes d’anachorète de ses années de pauvreté, par détachement, non par avarice. Qui niera, après la lecture de son émouvante étude sur Santa-Rosa, que son cœur fût capable de tendresse ? Il pleurait en annonçant à ses élèves de l’Ecole normale la mort d’Armand Carrel, qu’il ne connaissait pas et qui militait dans un camp opposé au sien. Mais il ne croyait pas que la bonté consistât à larmoyer et ne mettait pas sa sensibilité en devanture, comme tel de ses disciples qui l’a accusé de dureté. On ne compte pas ses traits de serviabilité, d’obligeance, envers ses élèves et ses amis. Adolphe Franck m’a conté que, jeune professeur à Nancy, il se trouva tout à coup obligé par sa santé de quitter son cours pour se rendre à Pise. Il alla prendre congé de Cousin. « Et que deviendront en votre absence, lui dit le Maître, votre jeune femme et vos petits enfans ? Et que deviendrez-vous vous-même, privé des ressources de votre traitement ? Il est des circonstances où il faut se souvenir qu’on a des amis. On me croit pauvre, mais je suis riche ; je puis vous aider ; ne l’oubliez pas ! » Il a comblé Barthélémy Saint-Hilaire et Mignet, qu’il a fini par instituer ses légataires universels. Jules Simon fut un de ses élèves auxquels il a accordé le plus constamment sa protection. Il lui apprit à travailler en l’associant à ses travaux[1] ; il l’introduisit dans la

  1. Jules Simon à Cousin : « Je puis dire avec vérité que mon seul désir est de bien remplir mes devoirs, et je saurai que je les remplis bien tant que vous approuverez ma conduite ; Saisset et moi, nous sommes loin sans doute d’avoir tiré de vos leçons tout le profit que de meilleurs esprits en auraient pu tirer ; mais nous y avons puisé un amour sincère et désintéressé de la science. Je ne vous fais donc qu’une prière, c’est que le sujet que vous me désignerez, si vous avez encore cette bonté pour moi, me fournisse l’occasion de vous prouver que je ne redoute pas le travail. (17 janvier 1837.) — Je me suis rappelé bien souvent le temps où je traduisais le XIIe livre de la Métaphysique. Je pouvais alors vous consulter sur ce que je faisais, vous demander des directions, des conseils. La traduction que vous me dictiez du XIIe livre ne rectifiait pas seulement l’ébauche que je faisais chaque semaine ; elle m’éclairait sur tout le reste. Je suis, monsieur, avec la plus vive reconnaissance, et le plus respectueux attachement, votre élève. (10 décembre 1837.)