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on le transporte sur une chaise longue, et il tombe dans une léthargie dont il ne se réveille plus. On parla d’appeler Dupanloup qui était à Nice. Mérimée s’y opposa, « parce que l’évêque d’Orléans aurait fait une relation à sa manière. » Le moribond était déjà hors d’état de participer à un acte quelconque, et il n’avait auparavant fait connaître à personne ses intentions pour le moment suprême. Barthélémy Saint-Hilaire le dit, en l’éconduisant, à l’abbé Blampignon, ami de Cousin, qui voulait procéder aux cérémonies de son ministère. Le clergé cependant accompagna le corps à la gare, et il eut des obsèques religieuses à Paris.

La disparition d’un des maîtres de la philosophie du XIXe siècle ne fut pas même soupçonnée par la foule. Elle fut un deuil pour l’élite intellectuelle. Doudan écrivit : « Mme de Sévigné dit quelque part de la mort de son jardinier : « Le jardin en est tout triste. » Cette vie si puissante de M. Cousin, en s’éteignant, rend le jardin tout triste. Il avait, sans doute, l’esprit bien mobile, mais il n’a jamais souffert qu’on lui offrît le prix de ses changemens d’opinions ou de sentimens. Il avait porté dans l’esprit de la philosophie, dans l’enchaînement des vérités morales, quelque chose du génie de Corneille. Il avait donné comme une âme romaine aux abstractions. Il avait réuni l’émotion à la rigueur des démonstrations. Avant lui, et depuis Platon, la philosophie avait toujours eu l’air d’un glacier dans l’ombre. M. Cousin avait éclairé tous les sommets de la métaphysique de cette lumière que vous avez vue de Divonne vers l’heure du coucher du soleil, sur les hauteurs des Alpes. »

Cousin était, en effet, un être de feu, toujours en élaboration intellectuelle ; même au repos, on sentait dans toute sa personne le frémissement d’une vibration prête à résonner. Ses yeux, brasiers ardens, allumés par la combustion intérieure, vous réchauffaient quand ils se posaient sur vous. Je les vois, je les sens encore, ces yeux si particuliers, qui auraient pu, tant ils étaient parlans, dispenser de s’ouvrir des lèvres cependant bien préparées pour l’épanouissement du verbe. Tout foyer doit être pourvu : il alimentait le sien, non seulement par les méditations dont on lisait l’intensité sur le front puissant de sa petite tête ronde, mais il allait partout à la réquisition, et son nez relevé à l’extrémité, le nez de l’investigation, semblait humer toutes les pensées qui traversaient l’air. Il était suprêmement doué de cette éloquence