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outrageante ou mesurée, une opinion est inviolable ; elle ne peut être répréhensible que lorsqu’elle se convertit en acte ou en complicité d’un acte qualifié par la loi crime ou délit. Ainsi un journaliste écrit : « Je vous engage à brûler la maison d’un tel. » Vous suivez le conseil, vous brûlez ou vous tentez de brûler, vous commettez la voie de fait. Il ne s’agit plus alors d’une opinion, mais bien d’un acte, ou plutôt de la complicité dans un acte qualifié par la loi crime ou délit. Permettre de telles choses, ce ne serait pas constituer la liberté de la presse, ce serait détruire tout le droit pénal. Mais poursuivre une opinion tant qu’elle n’a pas produit un acte délictueux, c’est une entreprise contre la liberté de l’esprit humain, entreprise inutile. Quel a été le résultat de tous les procès de presse ? Dans ses Mémoires, M. Guizot avoue que, sous le gouvernement de Louis-Philippe, on en a fait trop et que ces procès ont été plutôt nuisibles qu’utiles. Il n’est aucun homme d’Etat de ce temps qui ne pense de même, et, pour exprimer cette pensée, l’honorable M. Baroche, en 1862 ou 1863, trouvait une expression d’une véritable beauté lorsqu’il vous a parlé de cette presse triomphante à force d’avoir été condamnée. En effet, si le journaliste est acquitté, le pouvoir est affaibli, si le journaliste est condamné, l’influence de l’écrivain s’augmente du prestige qui s’attache à quiconque souffre persécution pour sa foi.

« Beaucoup de pessimistes affectent de décrier la nature humaine, de la présenter comme incapable de mouvemens élevés. Si j’avais besoin de me réconcilier avec l’humanité, je serais convaincu de l’existence de ses nobles instincts par la prédilection qu’elle témoigne à ceux qui souffrent. Elle subit et adule les victorieux ; elle ne les aime pas. Elle ne reconnaît le don de la vérité qu’à ceux qui ont en même temps le don des larmes. Veut-elle créer une légende, elle ne s’arrête pas à ceux qui marchent à la tête des armées triomphantes devant les multitudes prosternées : elle va au pied d’un bûcher sur lequel on brûle une pauvre et sainte fille du peuple, et elle crée la légende nationale ; elle va dans une rue étroite de Paris, elle y voit un roi frappé par le poignard d’un assassin, et elle crée la légende bourbonienne ; elle va sur un roc solitaire où le plus brillant génie moderne avait été jeté par ses fautes plus encore que par l’adversité ; elle l’entend confesser ses erreurs, et alors elle, qui n’avait pas été séduite par les bataillons en marche, par les drapeaux