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rien objecter à la police correctionnelle. Pourquoi, en effet, avait-on accordé aux délits de presse une juridiction privilégiée ? Parce que, par leur nature indéfinissable, ils conservaient un vague menaçant, qui livrait la presse à l’arbitraire du juge. On avait corrigé ce vague et cet arbitraire par le choix d’un juge tout à fait indépendant ; l’indétermination du délit cessait d’être une menace, dès que le choix du juge était une protection. Je soutins donc qu’il fallait abolir absolument tous les délits de presse et ne rendre les journaux responsables que lorsque les opinions seraient devenues des actes. Dans ce cas, ils doivent encourir la responsabilité à laquelle les actes quelconques sont soumis.

De même que l’invention de la poudre a fourni aux hommes un moyen nouveau de commettre un meurtre sans créer pour cela un crime nouveau, de même l’invention de l’imprimerie n’a rien fait de plus que de leur procurer un nouvel instrument de sédition, de diffamation, d’injure, de délits de toute sorte, de tout temps connus et réprimés par la loi. Ainsi l’assassinat est puni, mais on peut assassiner de bien des manières différentes : on peut étrangler, on peut noyer, on peut poignarder. Est-ce qu’on a établi le crime de poignard ? le crime de noyade ? le crime de strangulation ? Non, il n’y a que le crime d’assassinat et peu importe le moyen à l’aide duquel il est commis. Si les journalistes ne peuvent être poursuivis que quand leurs articles deviennent des délits de droit commun, pourquoi ne seraient-ils pas soumis aux tribunaux du droit commun ? Pourquoi leur donnerait-on un juge exceptionnel ? Le jury, en matière de presse, n’avait été introduit, même pour les simples délits, que parce que les délits de presse étaient nécessairement arbitraires ; c’était le palliatif à un mal. Le mal détruit par l’abolition des délits de presse, à quoi bon le palliatif ? Concevez-vous, s’écrie-t-on mélodramatiquement, un écrivain sur le banc des escrocs ? Il me semble que, lorsqu’il comparaît en cour d’assises, il ne s’assied pas sur le banc des honnêtes gens.

Je donnai une forme pratique à cette théorie, qui n’avait pas encore été produite dans les innombrables discussions sur la presse. J’exposai et je discutai tous les points de vue qui se rattachent à cette question complexe ; j’insistai surtout sur ce qui constituait la nouveauté de mon système, l’impossibilité de maintenir des délits d’opinion : « De quelque manière qu’elle se produise, convenable ou inconvenante, modérée ou passionnée,