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sur notre dos ; il faut qu’il la retire lui-même. » Persigny circulait dans les groupes en poussant aux résistances extrêmes, mais son opinion n’était pas ce qui pouvait entraîner la majorité. L’essentiel pour elle était de savoir ce que voulait l’Empereur. Rouher seul pouvait manifester cette volonté ; il ne l’avait pas encore fait. Interrogé, il avait répliqué : « Je vous dirai comme Sganarelle : Mariez-vous, vous ferez bien ; ne vous mariez pas, vous ferez mieux encore. » On racontait que les délégués des journaux départementaux étaient venus dire à l’Empereur que la loi nouvelle tuerait leurs journaux. A quoi l’Empereur aurait répondu : « Je ne puis retirer la loi, je la trouve bonne, mais je puis me tromper, je vous engage à voir vos députés. » D’après un chambellan, il aurait encore dit : « Je n’en voudrais nullement à un député qui voterait contre la loi. » Et ces dispositions étaient rendues vraisemblables par la mollesse avec laquelle, à la Chambre, Baroche avait répliqué à Cassagnac.

En réalité, le gouvernement, perplexe, délibérait. Informé, au sortir de la séance du 31 janvier, de l’effet produit parle discours de Cassagnac, l’Empereur avait réuni le soir même aux Tuileries le Conseil des ministres, le Conseil privé et les présidens des deux Chambres. « L’Empereur flotte, » dit Vaillant dans son Carnet. En effet, aucune décision ne fut prise ce jour-là et le Conseil se réunit de nouveau le 2 février[1].

La délibération dura de neuf heures du soir à deux heures du matin. L’Empereur exposa que la loi paraissait déplaire également à la majorité et à la gauche. Fallait-il la retirer ? ou, en la maintenant, la laisser repousser par le Sénat ou le Corps législatif ? ou bien la soutenir résolument ? On fut unanime à penser que maintenir le projet, en insinuant au Sénat ou au Corps législatif de le repousser, serait sans dignité. Ce subterfuge écarté, Rouher opina pour le retrait : on ne devait pas donner à une opposition implacable le seul moyen efficace dont elle manquât encore d’organiser la subversion, lui permettre de battre en brèche les candidatures officielles et d’émietter la majorité gouvernementale ; la majorité n’aurait peut-être pas la décision de

  1. Dans son Journal, Pinard ne parle que d’une réunion du Conseil privé et du Conseil des ministres le 3 février. Vaillant, dans son Carnet, en note deux, une le 31 janvier, l’autre le 2 février, non le 3. Évidemment il faut suivre le maréchal qui note au jour le jour et dont les informations de fait sont toujours sûres. Dans mon Journal, où j’ai consigné le récit que me fit Walewski de cette crise, je trouve également l’indication des deux Conseils.