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fort agréable à lire, n’est, d’un bout à l’autre, qu’un réquisitoire contre lady Jean Douglas.

Or, si les conclusions de ce réquisitoire étaient vraies, si effectivement les deux prétendus enfans de lady Jean étaient fils, l’un d’un pitre de la foire Saint-Laurent, l’autre, d’un ouvrier du faubourg Saint-Antoine, il y aurait là, pour nous, un de ces inquiétans « mystères historiques » dont j’ai eu récemment l’occasion de parler. Car M. Fitzgerald lui-même est forcé d’avouer que non seulement lady Jean a toujours su se donner l’apparence d’aimer ces enfans qui lui étaient étrangers, mais qu’elle les a vraiment aimés de tout son cœur, au point de se priver de tout pour les élever, au point de ne pouvoir pas survivre à la mort de l’un d’eux. Sur son lit de mort, en présence d’un Dieu dont elle savait qu’elle aurait bientôt à affronter la justice, — et la sincérité de sa foi ne peut pas être mise en doute, — elle a encore juré que les deux enfans étaient bien ses fils. Comment expliquer tout cela ? Et comment expliquer, même, qu’une femme de cette sorte, qui avait vingt fois refusé les plus beaux partis, se soit abaissée à projeter et à exécuter une escroquerie aussi misérable ? Mais je dois ajouter que, pour ma part, après avoir lu avec grand soin tous les documens cités par M. Fitzgerald, je n’en ai pas découvert un seul qui eût proprement la valeur d’une preuve décisive de l’escroquerie. En réalité, toute cette affaire se résume pour nous, aujourd’hui, dans l’alternative d’un choix qui nous est offert entre deux témoignages : celui de lady Jean et celui de l’avocat Andrew Stewart. Si ce dernier dit vrai, la culpabilité de lady Jean est incontestable : mais nous ne sommes pas tout à fait sûrs qu’il dise vrai, ou plutôt nous avons irrésistiblement l’impression qu’il est trop fin, trop habile, et que l’édifice de son enquête est trop ingénieux. Avec les ressources merveilleuses de son esprit, et la grosse somme d’argent dont il disposait, nous songeons que cet ami de Grimm et de Diderot aurait parfaitement pu, au besoin, découvrir des témoins pour affirmer qu’ils avaient vu les Stewart occupés à voler les tours de Notre-Dame. Et ainsi, nous rappelant l’hommage unanime rendu à lady Jean par tous ceux qui l’ont connue, nous en venons à nous demander si, au fond de ce « mystère »-là, comme de maints autres, il n’y aurait pas, simplement, une mystification.


T. DE WYZEWA.