Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/934

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

après cette excursion sur des terres qui ne sont pas les siennes, prend conscience de lui-même, et revient à sa destination naturelle.

Il est aisé de voir en effet que, pour devenir personnel, le roman est obligé de dévier et de s’écarter de sa définition. Car on a coutume de dire que le roman est le genre le plus souple, qu’on y peut faire tout entrer, et qu’il admet tous les sujets comme toutes les manières de les traiter. C’est une théorie commode et qui est assurée de recueillir le suffrage de tous les romanciers. Combien sont-ils qui ne se sont faits romanciers que pour être libres de suivre leur seule fantaisie ! Mais il y a quelque chose de supérieur à la fantaisie de chaque écrivain, si grand qu’il puisse être, et c’est la loi du genre, c’est l’idée qui tend à s’y réaliser et qui par sa permanence fait l’unité de son développement et rend compte de ses modifications, de ses progrès ou de sa décomposition. Le roman dérive de l’épopée, il confine à l’histoire : c’est dire qu’il est, de sa nature, impersonnel. C’est le caractère que M. Brunetière déterminait justement, lorsqu’il écrivait, à propos des romans de Mme de Staël : « Le roman est avant tout l’imitation de la vie moyenne ; la vérité en est faite surtout de l’intelligence des intérêts ou des sentimens des autres, et on n’y atteint, comme en tout, le premier rang, qu’à la condition de savoir s’aliéner soi-même. » Pendant tout le XVIIe et le XVIIIe siècle, le roman, quelles que fussent d’ailleurs ses imperfections au temps de Mlle de Scudéry, et quelle que fût la part de lui-même qu’engageât dans son œuvre l’auteur de la Nouvelle Héloïse ou celui de Manon Lescaut, s’était, d’une façon générale, conformé à cette loi. Sous quelle pression et par quels degrés va-t-on le voir s’en écarter ?

Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, et à l’appel de Rousseau, l’orientation de la littérature avait changé. De classique, c’est-à-dire d’impersonnelle qu’elle avait été, elle devenait personnelle et romantique. Le Moi qu’on avait si longtemps caché, contraint, étouffé, réclamait sa revanche. Le lyrisme était dans les cœurs et dans les esprits. Il était en quête de ses moyens d’expression. Il cherchait un genre propre à le recevoir. La poésie n’était pas encore en possession de sa langue et de son rythme. Le théâtre, même anémié, n’avait pas cessé d’être sous la discipline ou sous le joug de la tragédie. Seul le roman offrait un terrain favorable. Il s’y était produit une nouveauté qui ne modifiait encore que la forme, mais qui pouvait servir de préface à une modification plus profonde. Depuis que Courtils de Sandras avait publié de prétendus Mémoires de M. d’Artagnan, le roman affectait volontiers la forme des Mémoires, du récit personnel. C’était