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Nulle mauvaise volonté d’ailleurs de la part de Julie, rien autre chose qu’une impuissance à contraindre son cœur. Elle s’en veut même, au fond, de ne pas rendre davantage en échange de ce qu’elle reçoit ; mais, par un mouvement bien humain, c’est contre celle qui lui vaut ce remords que se tourne son impatience : « Elle est bien aimable[1], mais elle fait que je suis mécontente de moi. Elle croit m’aimer, elle agit, elle a de la bonté, de l’honnêteté, mais sa tête est vide comme une lanterne, et son âme est un vrai désert ; et vous croyez bien que je n’ai ni le temps ni la force d’éclairer l’une et de remplir l’autre. Elle me gêne souvent ; elle me prive de ma pensée. »

Pour faire rendre plus de justice à cette fidèle tendresse, il fallut les leçons sévères de la douleur, cette grande éducatrice. Éperdue de tristesse, abîmée de découragement, Julie comprit enfin la douceur consolante d’une affection toujours présente, d’une compassion ardente en même temps que discrète : « J’aurais bien mauvaise opinion de moi si je ne l’aimais pas, s’écriera-t-elle alors ; elle exige si peu, elle donne tant ! Je voudrais que vous la vissiez, que vous entendissiez ce qu’elle me dit ; la passion ne s’exprime pas autrement. » Désormais la glace est brisée ; ces deux âmes chaleureuses, faites d’une pareille essence, se sont reconnues, dirait-on, et volent à l’appel l’une de l’autre ; et c’est Mme de Châtillon que Mlle de Lespinasse propose en exemple à Guibert, lorsqu’elle souffre à son tour de la froideur qui répond à sa flamme : « Je commence à croire que la première de toutes les qualités pour se faire aimer, c’est d’être aimante. Non, vous n’imaginez pas tout ce qu’elle invente pour aller jusqu’à mon cœur. Mon ami, si vous m’aimiez comme elle !… Non, je ne le voudrais pas. Me préserve le ciel de connaître deux fois un pareil bonheur ! » Nombreux sont les passages où Mlle de Lespinasse exprime ainsi ses sentimens nouveaux pour une incomparable amie ; je n’en veux pas fatiguer le lecteur ; les lignes qu’on a lues suffisent à indiquer les étapes successives d’une liaison qui, comme elle le dit, sera dorénavant pour l’héroïne de cette histoire « le charme et le bienfait » de ses dernières années.

Ségur.
  1. Lettre sans date. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.