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premiers actes du Connétable[1]sont du machiavélisme tout pur, que le Connétable est un rôle détestable, que celui d’Adélaïde est ridicule, etc., etc. Bonsoir, je voudrais avoir exclusivement le secret de votre amour-propre ; en revanche vous auriez celui de mon cœur. » La manœuvre eut un plein succès ; entre Guibert et Mme de Marchais, ce fut la fin soudaine de tout commerce intellectuel ; la sympathie naissante suivit le même chemin. Quiconque s’en étonnerait prouverait une faible connaissance de l’âme humaine en général et en particulier de celle de l’homme de lettres.


Voici toutefois, pour clore la série, une femme envers laquelle les sentimens de Mlle de Lespinasse suivirent une gradation entièrement opposée et, de l’indifférence première, s’élevèrent progressivement jusqu’à la plus tendre affection. Il est vrai qu’Emilie-Félicité de La Vallière, duchesse de Châtillon[2], n’avait pas en partage des dons aussi dangereux que celles dont je viens de parler, la beauté qui subjugue, l’esprit qui éblouit. Ses principaux, presque ses seuls mérites, étaient la bonté de son âme et la sincérité de son cœur ingénu. C’était encore presque une enfant quand, dans le salon de sa mère, la délicieuse duchesse de La Vallière[3], amie intime de Mme du Deffand, elle avait rencontré Julie de Lespinasse ; du premier jour, elle s’était prise pour elle d’une de ces passions de jeune fille qui confinent à l’adoration. Quelques années plus tard, quand Julie quitta Saint-Joseph, il n’est de soins et de services qu’elle ne s’ingénia à lui rendre ; de ses conseils, de ses démarches, fréquemment aussi de sa bourse, elle l’aida comme la plus dévouée et la plus affectueuse des sœurs. Pendant bien des années pourtant, elle n’obtint guère, pour salaire de ses peines, qu’une reconnaissance un peu froide, sans élan et sans effusion.

  1. Tragédie du comte de Guibert.
  2. Née le 29 août 1740, mariée en 1756 a Louis Gaucher, duc de Châtillon, veuve six ans après, morte nu château de Wideville en 1812. Elle laissa deux filles, qui furent la duchesse d’Uzès et la princesse de Tarente.
  3. Anne-Julie-Françoise de Crussol d’Uzès, duchesse de La Vallière. Sa merveilleuse beauté résista jusqu’au seuil de la vieillesse à l’assaut des années, et c’est pour elle que fut composé le célèbre quatrain :
    La nature prudente et sage
    Force le Temps à respecter
    Les charmes de ce beau visage
    Qu’elle ne saurait répéter.