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affection exaltée qu’elle apporte dans son commerce avec ses amis masculins. Elle rend justice à leur mérite, elle est sensible à leur attrait, elle est parfois touchée de leur tendresse, mais elle ne livre pas son cœur et ne verse pas ses secrets. On la sent toujours réservée et promptement ombrageuse ; un rien suffit à provoquer un frisson d’inquiétude, un mouvement de recul, qui dégénérerait aisément en méfiance et en jalousie. C’est que, par une disposition secrète, fréquente chez les grandes amoureuses, en chaque femme de son entourage, pour peu qu’elle possède quelque charme, elle redoute d’instinct une rivale ; cette obscure suspicion est faite pour gâter toute jouissance et pour prévenir tout abandon.

Ainsi nous apparaît Julie de Lespinasse au cours de ses relations d’amitié avec cette comtesse de Boufflers[1], que Mme du Deffand avait surnommée l’Idole, — parce qu’on l’adorait au Temple, où demeurait le prince de Conti, son amant, — et qui fut une des femmes les plus séduisantes de son siècle. Délicieusement jolie, de cette beauté qu’on appelle délicate et qui souvent se conserve le mieux, à près de quarante ans, disent ses contemporains, elle gardait la fraîcheur de la vingtième année. De sa causerie alerte, le trait saillant était une réelle éloquence, parfois paradoxale, mais toujours ingénieuse, originale, colorée, fit, malgré la hardiesse de certaines théories, d’une expression si chaste et d’une moralité si haute, qu’on oubliait en l’écoutant les démentis que la conduite donnait trop souvent aux propos. « Je veux, disait-elle joliment, rendre à la vertu par mes paroles ce que je lui ôte par mes actions. » Personne d’ailleurs ne se choquait de cette contradiction, car elle était conforme aux mœurs et aux idées du jour : « Qu’importe d’où vient la source, pourvu que l’eau soit pure ? proclamait le duc de Lévis. Autant vaudrait s’informer si le médecin qui vous ordonne la tempérance la toujours pratiquée. » Ce qu’on critiquait davantage chez Mme de Boufflers, c’est ce que son esprit avait d’un peu subtil et d’un peu recherché, c’est aussi le soin qu’elle prenait de souligner, pour forcer l’attention, ses spirituelles saillies, et le souci qu’elle laissait voir de provoquer, au terme d’une brillante période,

  1. Marie-Charlotte-Hippolyte Campet de Saujon, née en 1725, mariée en 1746 au comte Edouard de Boufflers-Bouverel, morte le 4 décembre 1800. Il ne faut pas la confondre avec ses deux contemporaines, la duchesse de Boufflers, qui fut ensuite duchesse de Luxembourg, et la marquise de Boufflers, l’amie du roi Stanislas Leczinski.