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ce qui peut vous être agréable et utile. Bonsoir ; je suis malade et bête, mais je vous aime bien. »

L’acceptation ainsi arrachée à grand’peine, toute la « coterie de d’Alembert » donna avec un merveilleux ensemble ; après une campagne acharnée, Suard fut élu[1] ; mais au lendemain même du triomphe, une mésaventure imprévue vint justifier ses premières répugnances. Le Roi, brouillé à ce moment avec le parti philosophique, se refusa nettement à ratifier, selon l’usage, le choix fait par l’Académie. En vain, à la prière de Mlle de Lespinasse, le prince de Beauvau plaida-t-il avec une généreuse chaleur la cause d’un écrivain « irréprochable dans ses mœurs et qui n’avait jamais écrit contre la religion ; » Louis XV fut inflexible et maintint l’exclusion contre l’élu de la grande compagnie, donnant pour toute raison « que ses liaisons lui déplaisaient et qu’il n’en voulait point[2]. » Suard resta donc au seuil de la terre promise ; et le seul qui gagna quelque chose à l’affaire fut le prince de Beauvau, dont on porta aux nues, dans tout le monde lettré, le courage, l’esprit de justice et d’impartialité : « Pour moi, conclut avec sa bienveillance accoutumée la marquise du Deffand, je voudrais qu’il les eût réservés pour quelques sujets plus importans ; c’est un mince honneur que de se faire le protecteur de pédans ou de polissons. Mais je me tais, parce que tout cela ne me fait rien. »

Ajoutons au surplus que, deux années plus tard, l’Académie eut sa revanche, et Julie avec elle. Louis XVI venait alors de monter sur le trône, et l’on sait qu’au début son règne fut salué par l’opinion publique comme la victoire de l’Encyclopédie sur le « parti dévot, » de la raison et de la tolérance sur la « superstition » et sur le « fanatisme. » L’entrée de Suard dans le cénacle académique parut être le gage de ces dispositions nouvelles ; un mois après la mort de Louis XV, il fut une seconde fois élu[3]et prit place sans opposition au milieu des amis que Mlle de Lespinasse, avec une tenace énergie, avait mis derechef en campagne et groupés sur son nom. Grande fut la joie qu’elle ressentit de ce succès définitif ; par une délicatesse touchante, ce fut à Mme Suard qu’elle en voulut adresser l’expression : « Je

  1. Le 7 mai 1772.
  2. Un refus pareil accueillit l’élection, faite le même jour, de l’abbé Delille, sous prétexte « qu’il était trop jeune et qu’il pouvait attendre. »
  3. Le 26 mai 1774.