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remplissage et jouer le rôle de complaisant. » Elle lui répète cette vérité que la fuite en amour est parfois acte d’énergie ; elle l’exhorte à « compter un peu plus sur sa force, » à se priver courageusement de la vue d’une ingrate, à cesser même toute correspondance avec elle, dût-il encourir des reproches ou subir des adjurations, car, lui dit-elle judicieusement, puisqu’on ne veut pas faire votre bonheur, on doit au moins ne rien faire pour entretenir une disposition qui empoisonne votre vie. Je sais très bien qu’il est possible de tenir plus fortement à son sentiment qu’à la personne qui l’inspire ; mais, quand on vient à considérer combien l’on intéresserait peu les gens pour qui on aurait donné sa vie, cela n’humilie pas, mais cela révolte, et il semble que cela doit refroidir[1]. »

Ainsi prêche-t-elle longtemps dans le désert, aussi clair voyante pour autrui que, justement à cette même date, elle l’est peu pour son propre compte. Après deux ans de vains discours, elle eut pourtant cette joie de voir ses conseils écoutés et son ami libéré de sa chaîne : « Je suis ravie de ce que vous m’assurez que votre âme ne sera plus troublée par l’affection ni par l’indifférence de la rue des Capucines… Un sentiment profond coûte tant de douleur, que du moins faut-il y trouver quelque dédommagement, et il n’y en a point lorsqu’on aime une personne qui n’est pas sensible[2]. » Rien de plus sage que ces propos, c’est le langage même du bon sens ; mais n’y a-t-il point quelque chose de piquant et d’inattendu à voir Julie de Lespinasse se constituer ainsi, avec une si chaude conviction, l’avocat de la froide prudence contre les entraînemens du cœur, de la raison contre l’amour ?


V

Ce sens pratique, ce clair discernement des intérêts de ses amis, cette passion de leur être utile, nous les retrouvons également dans les rapports de Mlle de Lespinasse avec un autre de ses familiers, qui n’est guère moins cher à son cœur que le bon Condorcet. « Au nom de Dieu, écrira-t-elle à Suard[3], intéressez-vous à ce qui vous regarde. Je crains que vous n’y

  1. Juin-juillet 1772. Correspondance publiée par M. Charles Henry.
  2. 1773.
  3. Lettre sans date. Collection de l’auteur.