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l’âme de la conversation, mais elle ne s’en faisait jamais l’objet. » Si cette méthode soutenue implique quelque calcul, il lui en coûte pourtant moins qu’on ne pourrait croire. C’est sincèrement qu’elle prise les talens et les qualités de ceux qui lui font compagnie ; son grand plaisir est de les faire briller et de les mettre en leur relief. « C’est ce sentiment vif des agrémens des autres qui leur faisait croire que j’étais aimable, » écrit-elle ; et elle revient ailleurs sur cette observation : « Cent fois, j’ai senti que je plaisais par l’impression que je recevais des agrémens et de l’esprit des gens avec qui j’étais ; et en général je ne suis aimée que parce qu’on croit ou qu’on voit que l’on me fait effet… Cela prouve tout à la fois et la disette de mon esprit et l’activité de mon âme, et il n’y a dans cette remarque ni vanité ni modestie ; c’est la vérité. »

Cet intérêt qu’elle prend à tout ce qui l’entoure, cette aisance à entrer dans l’âme et dans l’esprit d’autrui, tiennent sans doute, pour une part, à ce besoin inné de plaire, à cette âme de conquête que nous lui connaissons ; mais cette disposition lui est rendue facile par l’éclectisme de ses goûts, par l’ouverture d’intelligence qui la rend apte à comprendre et à apprécier toutes les formes de la pensée, toutes les manifestations de la vie, toutes les œuvres, sans exception, par lesquelles se traduit l’activité humaine. « Je suis assez heureuse, assure-t-elle[1], pour aimer à la folie les choses qui paraissent les plus opposées… Oui, dans tous les genres, j’aimerai ce qui paraît opposé, mais qui n’est peut-être opposé que pour les gens qui veulent toujours juger et qui ont le malheur de ne rien sentir… Je ne compare rien, je jouis de tout. » A un ami qui lui demande les raisons de son enthousiasme pour un nouvel opéra : « Vous savez bien, lui répond-elle, que je ne pense pas et que je ne juge jamais ; » et elle explique comment elle se contente de recevoir des « impressions », peut-être outrées, du moins toujours sincères : « Vous ne m’entendrez jamais dire : cela est bon, cela est mauvais ; mais je dis mille fois par jour : j’aime ; et je dirai de tout ce que disait une femme d’esprit en parlant de ses deux neveux : J’aime mon neveu l’aîné parce qu’il a de l’esprit, et j’aime mon neveu le cadet parce qu’il est bête[2]. » De cette

  1. Apologie d’une pauvre personne accablée, opprimée par ses amis. (Lettres de Mlle de Lespinasse, publiées par M. Isambert), et archives du château de Talcy.
  2. Ibid.