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moqueuse, d’où jaillit une parole alerte, qui anime, aiguillonne la diversité des propos, modère l’intempérance des uns, secoue l’engourdissement des autres, ramène vers les réalités les pensées qui s’égarent dans le brouillard des cimes, et dégonfle d’un mot piquant la boursouflure des utopies. « La société, dit Morellet, a besoin de cet ingrédient, comme le café a besoin de sucre. Je sais bien qu’il y a des gens qui ne mettent point de sucre dans leur café, mais je ne les en estime pas davantage[1]. »

Il n’en est pas moins vrai qu’alors, dans un salon convenablement réglé, à plus forte raison dans un bureau d’esprit, l’usage impose la présidence discrète et la direction spirituelle de l’un de ces guides patentés, l’un de ces « saints de l’Encyclopédie, » dont l’influence a remplacé l’autorité détruite du prêtre sur l’âme de la femme affranchie. « La nécessité dans laquelle on se trouve chaque jour de porter un jugement sur ce qui a paru de nouveau, remarque un étranger clairvoyant[2], oblige chaque maison d’avoir un bel esprit, c’est-à-dire un homme qui la fournisse de décisions sur tout ce qui se présentera. » Tout cercle intellectuel a donc son philosophe, qui donne le ton aux entretiens, qui inspire les jugemens sur les gens et les œuvres, et qui, d’une main légère, conduit le troupeau des fidèles dans la voie du salut selon le nouvel Evangile. Ce fut longtemps Fontenelle dans l’hôtel de Mme Geoffrin ; c’est Grimm chez Mme d’Épinay, Diderot chez le baron d’Holbach. Chez Mlle de Lespinasse, d’Alembert tient l’emploi ; et comment trouver mieux que le premier lieutenant de Voltaire, le promoteur de l’Encyclopédie, aussi divers dans ses talens que respectable par ses mœurs, l’homme le plus célèbre en Europe après le patriarche de Ferney ? « Ce n’est que là que l’on voit d’Alembert, affirme Galiani ; on l’y rencontre toujours, et il ne va point ailleurs[3]. » On imagine de quel lustre et de quel prestige ce nom rehausse les réunions inaugurées dans la petite maison de la rue Saint-Dominique, et l’on s’explique l’accueil fait au salon qui peut, pour ses débuts, s’enorgueillir d’un si éclatant parrainage.

C’est cependant à Mlle de Lespinasse elle-même qu’il faut, en bonne justice, reporter, avant tout, l’honneur de la grande place

  1. 21 juillet 1779. Lettres de Morellet à lord Shelburne, publiées par lord Fitz-Maurice.
  2. Lettre de Victor de Bonstetten, 1770.
  3. Lettere al marchese Tanucci, passim.