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infinie de se sentir aimée, mondent son âme d’une impression si délicieuse que, par momens, son bonheur lui donne le frisson, et qu’elle en est comme « effrayée. »

Ces assurances, ces effusions suffisent pleinement à d’Alembert. La confiance absolue qu’a placée en lui sa compagne, la certitude qu’il est, comme il le dit, « le premier objet de son cœur, » le dédommagent de tout ce qui lui manque, le paient de tous ses soins et de tous ses services. Bien des années après, abreuvé qu’il est de tristesse, lorsqu’il évoque cette période de sa vie et qu’il met en balance avec les récentes amertumes les heures radieuses du passé disparu, il se proclame encore le débiteur de son amie ; dans une des élégies où il déplore sa perte, il fait trêve à ses larmes pour entonner soudain comme un hymne de gratitude : « Vous qui m’avez aimé, par qui du moins j’ai cru l’être, vous à qui je dois quelques instans de bonheur ou d’illusion, vous enfin qui, par les anciennes expressions de votre tendresse, dont la mémoire m’est si douce encore, méritez plus la reconnaissance de mon cœur que tout ce qui respire autour de moi !… » Que l’on ne voie pas là d’exagération littéraire ni de poétiques hyperboles ; les faits déposent de la sincérité des mots. Lorsque, en avril 1772, après sept ans d’existence en commun, d’AIembert succède à Duclos en qualité de secrétaire perpétuel de l’Académie française, il refuse le logement au Louvre auquel cette fonction lui donne droit ; au vaste et bel appartement qui lui est gratuitement offert, il préfère sans hésitation, malgré la détresse de sa bourse, son humble chambrette sous les toits, dans la maison du menuisier. Le seul profit qu’il tire de son nouvel emploi est une pension de 1 200 livres, sur laquelle il doit entretenir, d’après les règlemens, le feu de l’Académie. « Je ménagerais le bois, en y jetant tous leurs beaux ouvrages, » dit d’un ton de dédain la marquise du Deffand.


Les débuts dans le monde de ce ménage irrégulier furent patronnés par cette même femme que nous avons vue tout à l’heure remédier si généreusement à la pauvreté de Julie. Mme Geoffrin était, ainsi qu’on sait, la plus ancienne amie de d’Alembert ; s’il l’avait un peu négligée au temps de son assiduité dans le salon de Saint-Joseph, le lendemain de sa brouille avec Mme du Deffand, il s’était empressé de reprendre sa place au milieu des sujets du célèbre « royaume ; » il fut reçu les bras