Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/875

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était non la richesse, mais du moins une certaine aisance, et, par le fait, son train de vie est, dès les premiers mois, honorable et décent. Elle a quatre domestiques à ses gages : une femme de chambre, une femme de charge, une cuisinière et un valet. Son appartement a bon air, sans luxe, mais commode et confortablement meublé. Nous en connaissons le détail ainsi que la distribution. Elle habite le second étage ; de l’antichambre, assez étroite, une porte ouvre sur un petit salon, aux boiseries blanches, aux rideaux de soie cramoisie, un salon quelque peu encombré de fauteuils, de bergères, d’ottomanes, sièges bas, moelleux et favorables aux causeries ; çà et là, des commodes, des secrétaires de bois de rose, une « petite chiffonnière de bois de merisier, » un bureau à cylindre, un rouet à filer de la laine, un buste de Voltaire en marbre et un autre de d’Alembert ; au-dessus de la cheminée s’érige une pendule ciselée par Masson. Près du salon, et donnant sur la rue, est la chambre à coucher, tendue aussi de damas rouge, avec une vaste alcôve où, « sous une housse à l’Impériale, » se dissimule un lit « large de quatre pieds, » qu’enveloppent des rideaux assortis. Au même étage sont un cabinet de toilette et une chambre de domestique ; au troisième, la cuisine, le logement de la femme de chambre et quelques pièces « de débarras, » qui restèrent d’abord sans emploi. Telle est, vue d’un rapide coup d’œil, la demeure où Mlle de Lespinasse va passer douze années, les dernières de sa vie.

Cette existence nouvelle eut un début fâcheux. A peine installée dans ses meubles, Julie tomba malade, et bientôt les médecins reconnurent la petite vérole. C’était un mal dont elle avait grand’peur ; mais, trompée par les apparences d’une indisposition dont elle avait souffert dans sa première jeunesse, elle s’était que à l’abri du fléau et n’avait pas voulu subir l’inoculation, dont l’usage commençait à se répandre en France. « Je ne suis pas encore consolée, écrira-t-elle à ce souvenir[1], d’avoir cru faussement que j’avais eu la petite vérole. Mon Dieu, que je me serais évité de maux et de malheurs ! » Le cas fut grave, et l’on craignit un moment pour ses jours. « Mlle de Lespinasse est dangereusement malade de la petite vérole, mande Hume à Mme de Boufflers[2]. Je suis heureux de voir que d’Alembert, en cette circonstance, oublie sa philosophie. » D’Alembert fit

  1. Lettre du 26 novembre 1771 à Abel de Vichy. — Archives de Roanne.
  2. Private correspondence of David Humé. London, 1820.