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force de l’âge, et rien dans sa santé ne pouvait faire craindre que, d’après l’ordre de la nature, il ne succédât pas au Roi son père. Il avait bien eu, quelques années auparavant, une indigestion qui avait fait croire à une attaque d’apoplexie, mais comme cet accident avait été occasionné par un excès de nourriture, comme il avait eu grand’peur, et comme il surveillait depuis lors fort exactement son régime, rien ne donnait à prévoir que l’accident dût se renouveler. Au contraire le Roi vieillissait. Bien qu’il eût conservé sa belle prestance, on remarquait que son visage était changé. Les anxiétés et les fatigues du métier qu’il remplissait si consciencieusement n’avaient pas laissé d’altérer cette complexion magnifique, et la médication habituelle d’alors, saignées et purgations, n’était pas pour rendre vigueur à un corps affaibli. Chacun, à part soi, se préoccupait donc de l’avenir, et bien qu’il courût sur Monseigneur certaines prédictions : « Fils de Roi, père de Roi, jamais Roi, » cependant le courtisan, pour parler comme Saint-Simon, se demandait avec anxiété quels changemens surviendraient dans les affaires publiques, et dans la situation de chacun, le jour où celui qui n’était que le roi de Meudon deviendrait le roi de Versailles.

Ce n’était pas qu’entre les deux cours il n’y eût quelque ressemblance. A Versailles, Mme de Maintenon régnait dans l’ombre ; à Meudon, c’était Mlle Choin. Monseigneur l’avait-il épousée ? On le croyait généralement. « On se marie étrangement dans cette famille, » avait dit un jour la Duchesse de Bourgogne, faisant allusion au double mariage supposé du Roi avec l’ex-gouvernante de ses bâtards et de Monseigneur avec l’ex-fille d’honneur de sa demi-sœur. Il faut avouer que les apparences y prêtaient. Les jours de réception officielle, la Choin disparaissait, remontant dans sa petite chambre, et laissant la princesse de Conti ou la Duchesse de Bourbon faire les honneurs. Mais les jours ordinaires elle trônait dans le salon, sur un fauteuil, laissant la Duchesse de Bourgogne assise sur un tabouret. En lui parlant directement, elle ne l’appelait point « mignonne, » comme Mme de Maintenon, mais en parlant d’elle ou de la Duchesse de Berry, elle supprimait le « Madame. » Ce n’était pas qu’elle fût vaniteuse ou hautaine. Elle était au contraire une assez bonne personne, incapable de s’employer à mal, discrète et désintéressée. Un jour elle avait déchiré de sa main un testament que lui montrait Monseigneur et par lequel il lui laissait