Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/685

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ensuite par un léopard. Les gladiateurs me passionnent davantage. Comme dans toutes les grandes villes de l’Empire, ces farouches aventuriers avaient leur caserne à Cherchell. On a même retrouvé sur un bas-relief funéraire l’effigie d’un de leurs chefs, un certain Flavius Sigerus. Il est armé de la longue baguette qui lui servait à tracer sur le sable de l’arène le cercle où s’enfermaient les couples de combattans.

Parmi les souvenirs nébuleux qui se rattachent à l’amphithéâtre détruit de Césarée, cette figure de gladiateur est l’unique témoignage matériel et certain, la seule qui se détache avec quelque précision… Elle me poursuit obstinément, tandis que je monte par d’étroits sentiers obstrués d’herbes folles, vers le quartier des riches, celui où s’élevaient jadis les plus opulentes villas.

Quelle existence prodigieuse, à la fois héroïque et frivole, poétique et absurde, que celle de ces hommes de joie, faits uniquement pour le plaisir de la foule, bétail de mort et de parade, parqué dans ses casernes, comme un bétail d’amour dans ses lupanars !…

Ave, Cæsar, morituri te salutant ! « César, ceux qui vont mourir te saluent ! »…Ce cri des gladiateurs, chaque fois que je l’évoque, il me pénètre jusqu’aux moelles, il m’emplit de la plus poignante émotion. Je l’entends qui plane, par une chaude soirée d’août, dans le grand silence de l’amphithéâtre, où ne palpitent que les éventails des femmes et les banderoles des mâts, au sommet des gradins… Cet adieu funèbre, si calme et si sûr, si élégant dans sa bravoure, il répond pour moi à cette autre clameur, extatique et délirante, que poussaient à cette même place, le même matin, les troupeaux de misérables attachés au poteau et qui défiaient les lions, en affirmant leur foi invincible :

Christianus sum ! Christianus sum !

« Je suis chrétien ! »… Cela est sublime aussi, mais d’un sublime si différent ! L’élu qui meurt dans toute la folie de la croix et qui, au mépris de son corps, se précipite impatiemment vers le royaume de Dieu, celui-là sans doute, par un exemple de vertu si peu ordinaire, remue fortement le cœur et l’imagination, mais peut-être qu’aux yeux de l’artiste, ce pieux désordre ne vaut pas l’intrépidité, même théâtrale, du mirmillon ou du rétiaire, qui, sans l’appât d’aucune récompense céleste,