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en terre cuite, — toute une poterie grossière, dont elle inondait le pays. Mais surtout elle trafiquait de ses denrées et de ses fruits : les sacs de pois chiches, de fèves, de figues sèches, les outres de vin s’entassaient dans ses gabarres…

On ne voit plus rien de semblable dans le port de la Cherchell moderne. A peine si quelques tonneaux amenés des fermes voisines s’alignent sur le quai désert, où un petit vapeur d’Alger vient les prendre de loin en loin.

L’eau profonde de la darse réfléchit les assises régulières des maçonneries et, tout au fond, la lanterne renversée du phare. De courtes lames frisantes sillonnent d’un bout à l’autre cette étendue vide. Une seule barque s’y balance, amarrée à l’extrémité du môle. Elle va prendre le vent. Le pêcheur, arc-bouté à l’arrière, tire sur les câbles. Les raies bleues de son tricot éclatent crûment dans la lumière, et le mistral qui se lève éparpille autour de lui l’écume pulvérisée et scintillante, comme une averse dans le soleil.

Attiré par ce grand souffle humide, je m’avance le long des brise-lames et j’atteins la pointe de la jetée. Les toits roses de Cherchell, ses collines étagées qui forment une muraille verdoyante et continue, depuis le dôme du Chénoa jusqu’aux pylônes du cap Ténès, ses jardins et ses villas, ses champs de vignes et d’oliviers, — cette idyllique nature aux belles lignes architecturales, à la fois voluptueuse et si finement mélancolique, je l’ai toute ramassée devant mon regard. Elle est si fraîche, si reposante, si caressante à l’œil sous les douces teintes violettes, bleuâtres, ou vert pâle qui décorent ses campagnes et son ciel ! Je ne connais rien de plus aimable sur tout ce littoral, un peu âpre et dur, de l’antique Maurétanie !

Mais, si délicieux que soit le spectacle de la terre, il ne vaut pas pour moi le paysage marin. Nulle part, en Afrique, je n’ai ressenti pareille impression d’immensité que devant cette mer de Cherchell. Cela tient sans doute à ce que ses rivages se développent, pour ainsi dire, en ligne droite, sans que la courbe d’un golfe ou d’une baie emprisonne la vue. Les plaines des vagues labourées par le vent du Nord et qui semblent criblées de petits miroirs aveuglans, n’ont d’autre limite que la barre noirâtre de l’horizon, nettement coupée sur l’espace presque blanc, où l’œil s’égare dans des vibrations lumineuses. Pas une fumée de navire ne rampe dans les lointains. C’est le désert des eaux,