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Le nègre chante uniquement pour lui, sans se soucier qu’on l’écoute. Il atteint à des sons d’une acuité prodigieuse, puis sa voix retombe, se balance en roulades sans fin. Je le suis avidement. Peu de choses m’exaltent autant que ces mélodies du Sud, d’une brutalité sauvage, d’une langueur si plaintive qu’on dirait le sanglot d’un petit enfant. C’est la chanson des steppes arides, et du morne soleil.

Le nègre a fini sa chanson. Le vieillard s’est enveloppé dans son burnous pour dormir. Dix heures sonnent à l’horloge de la salle, et les vibrations du timbre se perpétuent avec une solennité étrange dans le silence absolu qui règne de nouveau. Je m’évade sans bruit à travers la salle, où le frôle, au passage, les dormeurs allongés sur leurs bancs, et, quand je me retrouve dans la rue, sous la nuit chaude et constellée, j’ai comme la sensation de sortir d’un lieu mystérieux, situé en dehors de l’espace et du temps, et habité par des ombres !


Malgré la douceur du soir, je regagne mon gîte, — un petit hôtel patriarcal, construit à la mode algérienne, — c’est-à-dire dont les bâtimens, en forme de quadrilatère, se déploient autour d’une cour intérieure. Je grimpe jusqu’à ma chambre par un escalier de bois débouchant sur un balcon qui fait comme un couloir continu le long des appartenions.

Me voici dans un autre monde ! Les rideaux de percale à ramages qui emprisonnent mon lit, les chaises d’acajou et les fauteuils capitonnés de reps grenat achèvent de dissiper les visions de simplicité antique, que je rapportais du café maure. J’examine les lithographies coloriées qui s’espacent sur la tapisserie. Elles sont piquées de taches d’humidité et elles datent presque toutes du second Empire. Je reconnais les dames aux bandeaux soufflés qui, avec de petits airs penchés et minaudeurs, reproduisent la célèbre pose de l’Impératrice dans ses photographies : l’index appuyé contre la tempe, l’autre main soutenant un mouchoir de dentelle chiffonné et tombant avec nonchalance sur le ballon hyperbolique d’une robe de faille toute gonflée par les cerceaux de la crinoline. Je reconnais les zouaves de Lamoricière, vieux brisquards à barbiche, aux manches tailladées de chevrons, les voltigeurs de Vincennes coiffés de l’énorme shako en cuir bouilli, sanglés dans leur tunique à jupe tuyautée et portant l’aigle impériale sur la boucle du ceinturon…