Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/673

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui aussi, dont le balcon fraîchement peint étale, en lettres d’or, une enseigne pompeuse : Hôtel Continental. L’acétylène flambe sous les arcades de la devanture et derrière les larges baies vitrées de la salle à manger. C’est aujourd’hui l’ouverture de l’établissement. On sent que cette inauguration est un événement pour Cherchell. Des groupes de curieux stationnent devant la porte, des enfans se haussent sur la pointe des pieds, pour contempler, à travers les rideaux, les officiers et les fonctionnaires qui dînent à l’intérieur.

Je me dégage de la cohue d’Arabes qui assiègent la diligence, et je me trouve immédiatement sur une petite place, au fond de laquelle se dresse la façade d’une église entourée de maisons basses, aux persiennes hermétiquement fermées. On sonne, en ce moment, l’office du mois de Marie. Les tintemens de la cloche tombent dans un silence profond. La place est déserte, les maisons closes ont l’air d’être inhabitées. Je devine, derrière leurs murs, des existences monotones et régulières de petits rentiers, de vieux retraités, de colons enrichis qui ont transplanté là le décorum bourgeois de nos sous-préfectures.

Pourtant, des odeurs de kif et de cigarettes au musc qui viennent des rues adjacentes empêchent d’oublier complètement l’Afrique. La couleur orientale réapparaît avec le turban jaune de ce marchand de tabac qui se tient, immobile et somnolent, entre les minuscules étagères de sa boutique. Deux jeunes garçons indigènes marchent devant moi, flanc à flanc, leurs petits doigts enlacés l’un à l’autre, en signe d’amitié, et le balancement de leurs pas agite les draperies légères de leurs gandouras, où tranchent crûment des mouchoirs de colonnade rouge parsemés de fleurs d’un vert acide. Au seuil de bâtisses européennes, des tas de burnous grouillent sur des nattes : cela sent, autour d’eux, la crasse humaine et le suint de brebis. J’ai retrouvé l’atmosphère algérienne, ce mélange et ce contraste continuel de mœurs et de costumes très antiques avec les costumes et les mœurs de notre France d’aujourd’hui. Je ne connais rien qui soit plus coloré, ni plus chaud, plus suggestif d’idées et d’images, plus amusant pour la fantaisie d’un poète…

C’est pourquoi je m’empresse, à peine sorti de table, d’aller prendre une tasse de kaouah dans un café maure du voisinage… Le « café maure » est quelque chose de fort différent de nos estaminets français. On y consomme très peu et on n’y joue