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jusqu’alors inexploré : celui de la préhistoire. C’est proprement là le domaine de l’artiste. Car avant qu’il y eût une écriture, il y avait des formes, et celles mêmes qui ont disparu ont laissé, en laissant leur squelette, des élémens suffisans à un artiste pour les reconstituer. L’artiste est ici surtout le sculpteur, car on peut avoir des doutes sur les couleurs des êtres disparus : on en a moins sur leurs formes, et le statuaire ne fait guère plus d’hypothèses en les reproduisant que lorsque, d’après quelques photographies, il prétend faire la statue d’un grand homme qu’il n’a pas connu. Il a donc rêvé au Muséum, comme il rêvait aux danses exotiques des Javanaises. Quelle espèce d’être instinctif, défensif, toujours sur le qui-vive, armé de ses ongles et de ses dents, attentif au moindre bruit, inquiet à la moindre apparition, les yeux cherchant une proie, les bras prêts à se détendre et à frapper, les jarrets prêts à plier pour l’élan ou pour la fuite, les muscles durcis par un constant exercice, mais non pas raidis par un spécial labeur, quel était l’homme de ces temps-là ? C’est ce que M. Frémiet a imaginé dans ses statues farouches et naïves où tout l’être humain se livre à une impulsion purement animale, traînant par les oreilles le petit ourson qu’il vient de ravir à sa mère ou dansant avec la hure de sanglier qu’il vient de trancher, faisant des gestes que la bête ferait si la bête avait les bras et les mains de l’homme. Pour méritoire qu’elle fût, et pour belles que soient les œuvres qu’elle nous ait données, cette tentative de rajeunir les modèles classiques, grâce à la sauvagerie, et d’échapper à l’histoire par la préhistoire, ne pouvait à aucun degré créer une statuaire « moderne. » Et elle le pouvait si peu que lorsque M. Frémiet, qui avait paru nouveau en traitant du plus lointain passé, a dû s’appliquer à une œuvre moderne, comme à la statue de M. de Lesseps, il n’a plus imaginé rien de moderne et sa banale figure n’a fait l’effet d’une chose ni nouvelle, ni ancienne, mais simplement démodée.

Quand la réalité même lointaine, même passée, ne suffit plus à renouveler la vision de l’artiste, il la demande à la chimère. Et les contemporains n’y ont pas manqué. Les Gustave Moreau, les Böcklin, se sont efforcés de créer des formes nouvelles d’êtres, symbolisant mieux que le corps humain lui-même quelque puissance ou quelque aspiration de l’humanité. Mais aucune de ces formes n’a pu servir à la statuaire. Tout ce que la chimère pouvait avoir de plastique a été trouvé par l’antiquité. Le